Pourquoi est-on toujours débordée ?

© fax viewer

Aujourd’hui plus que jamais, tout le monde semble frôler le burn-out. Les femmes plus que les hommes. Les mamans surtout. Toujours à courir sans jamais voir le bout du tunnel ? Et si on apprenait à lâcher prise…


« Je n’y arriverai jamais ! » Combien de fois par jour une femme se répète- t-elle cet aveu d’impuissance ? Penser à acheter une ampoule pour la salle de bains, étendre le linge, signer le journal de classe des enfants, réserver la baby-sitter, rappeler la copine qui a laissé un message il y a trois semaines, sans oublier de potasser le dossier à rendre pour avant-hier… A croire que, submergées par la multitude des tâches à accomplir, nous nous sommes transformées, bon gré mal gré, en véritables Post-it ambulants, ruminant sans cesse l’étendue des possibles et regrettant amèrement notre incapacité à l’ubiquité ?

Un cocotte-minute prête à exploser

Certes, nous aimerions bien prendre un grand bol d’air mais, à l’instar du lapin pressé d’Alice au pays des merveilles, nous avons le sentiment d’être toujours en retard. Avec deux enfants en bas âge, Emmanuelle, 34 ans, en sait quelque chose : « J’ai l’impression que ma journée à moi commence en fait lorsque je me couche, vers 23 h 30. Le reste du temps n’est qu’une course permanente. Les enfants, le boulot, mon homme… Je sais bien qu’il est illusoire de croire que l’on peut tout faire, mener tout de front. Malheureusement, j’ai la sensation de toujours me compliquer l’existence sans jamais réussir à être aussi zen que je le voudrais. »
Souffler ? Dans une autre vie, peut-être. Aujourd’hui plus que jamais, tout le monde semble débordé. La faute à l’époque ? « Le sentiment de débordement est un phénomène global qui touche les hommes comme les femmes. Il s’est particulièrement accéléré depuis le milieu des années 90, sous la conjonction de deux phénomènes, explique Nicole Aubert, sociologue et psychologue, auteure du Culte de l’urgence (Flammarion). D’une part, l’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication a profondément modifié notre rapport au temps en nous plongeant dans une logique d’instantanéité, d’immédiateté, d’urgence. D’autre part, le culte de la performance, qui a peu à peu gagné notre société, exige de nous que nous nous accomplissions sur tous les plans : professionnel, personnel, conjugal, familial. La combinaison de ces deux facteurs a mené à une sorte de « dévoiement » de l’urgence, au sens où tout est désormais vécu comme urgent et important à la fois et où nous ne parvenons plus à différencier l’essentiel de l’accessoire… » Et si l’urgence s’impose à tous, les femmes y sont plus exposées en raison de leurs doubles journées. « La dualité des temporalités, professionnelle et domestique, à laquelle sont soumises les femmes est source d’une plus grande tension », relève la sociologue. Car le partage des tâches domestiques se fait encore au détriment des femmes. Une injustice qui s’accroît un peu plus après l’arrivée du premier enfant. « Les femmes vivent aujourd’hui sous la pression permanente de nouvelles normes, estime le sociologue François de Singly (1). Tout en travaillant, elles doivent veiller à ce que leurs enfants soient épanouis, mangent équilibré… Elles doivent également rester désirables aux yeux de leur conjoint. Finalement, le temps qu’elles ont gagné en achetant des produits surgelés pour ne pas avoir à cuisiner, elles ne l’ont pas gagné pour elle, mais pour leur famille. » D’où cette sensation, bien connue de nombreuses femmes, d’être parfois semblable à une Cocotte-minute au bord de l’explosion.

Sentiment d’impuissance

Pourtant, l’impression d’être débordé n’est-elle pas avant tout un sentiment subjectif, variable d’un individu à un autre ? Chez certains, la vie menée tambour battant n’est pas ressentie comme insupportable, mais, au contraire, comme un moteur. « L’urgence est comme une addiction, une sorte d’amphétamine de l’action qui permet de vivre plus vite, plus fort, plus intensément », souligne Nicole Aubert. « Etre débordé est quelque chose de bien vu dans notre société, insiste François de Singly. L’angoisse de la journée vide est plus forte que celle de la journée débordante. Etre débordé est socialement plus valorisant. »
Il n’empêche. Pour beaucoup, cette incapacité à s’organiser, à aller au bout des choses, peut être vécue comme une vraie souffrance : « Le désir de tout placer sous contrôle a pour conséquence un sentiment épuisant de n’avoir jamais fini ce que l’on a à faire. On se condamne à être toujours débordé », explique, dans son dernier livre, le psychiatre Christophe André (2). A l’image de Caroline, 33 ans : « Lorsque j’ai accouché de mon premier enfant, je me suis rendu compte qu’en quelques mois mon vocabulaire s’était restreint à l’expression « il faut que… ». J’étais devenue une machine à produire des obligations : il faut penser à acheter des couches, à récurer la salle de bains, à mon brief du lendemain au boulot… C’est mon compagnon qui a dû me recadrer en me disant que certains « il faut que » étaient vains et que, pour le coup, il fallait que je lâche du lest. Ça a pris du temps mais il faut reconnaître que j’y suis arrivée, enfin presque… », dit-elle en souriant.
« Lorsque nous sommes anxieux, le monde n’est plus composé que de « missions à accomplir », poursuit le psychiatre. Du coup, vivre, tout simplement, devient un souci. Et se reposer ou ne rien faire, un péché. » De plus, « hommes et femmes ne réagissent pas de la même manière face aux contraintes, remarque la psychiatre Stéphanie Hahusseau (3). Elles ont plus de difficultés à être dans l’instant présent et à ressentir les émotions dans leur corps. Quand une femme rentre chez elle fatiguée le soir, elle fera ce qu’il y a à faire, sans tenir compte de sa fatigue, des signaux que son corps émet. » Avec le risque de trop tirer sur la corde. Jusqu’au burn-out.


Trouver l’équilibre

Que faire alors pour éviter de dépasser cette limite ? « Il faut chercher un point d’équilibre entre le trop et le trop peu, conseille Christophe André. Comprendre que nous ne sommes pas tout-puissants. Que le désordre et l’incertitude sont inhérents au monde vivant et mobile auquel nous appartenons. Que si on n’apprend pas à les tolérer, on va avoir une existence drôlement fatigante. » « Il faut développer la tolérance à l’incertitude et à l’imperfection, confirme Stéphanie Hahusseau. Pour cela, on peut travailler sur le lâcher prise, en pratiquant, par exemple, des exercices de respiration pour réapprendre à ressentir son corps. Par ailleurs, il faut hiérarchiser les choses en terme d’importance. Cela nécessite de réfléchir à ses valeurs, de s’interroger sur ce que l’on juge essentiel ou non : est-il plus important d’être disponible pour ses enfants, d’avoir une maison impeccable ou de se cultiver en lisant un livre ? A chacun de placer son curseur. » Et de se résigner à vivre avec la liste infinie des mille et une choses qu’une seule existence ne suffira pas à accomplir : « Nous devons accepter qu’il y a plein de choses que nous ne ferons jamais ici-bas, poursuit Christophe André. Des petites et des grandes. Des petites pannes que nous ne réparerons jamais jusqu’aux pays où nous n’irons jamais… Petit deuil de notre toute-puissance, de nos appétits de vie. C’est triste ? Oui, mais cette tristesse sera peut-être moins pénible et plus féconde que la tension liée au fait de vouloir tout faire. »

Par Émilie Dycke

(1) Auteur de L’Injustice ménagère : pourquoi les femmes en font-elles toujours autant ? : les raisons des inégalités de travail domestique (Armand Colin).
(2) Les Etats d’âme : un apprentissage de la sérénité (Odile Jacob).
(3) Auteure de Tristesse, peur, colère : agir sur ses émotions (Odile Jacob).

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content