Raphaël Enthoven

L’endroit du décor du philosophe Raphaël Enthoven se veut un recueil récoltant les pétales de l’utopie, de la joie et de la vie, tout en pointant les pièges de la bêtise ou de la jalousie. Interpellant.

Quel genre d’enfant étiez-vous ?
Je suis mauvais juge quant à ma propre enfance. Mais ce qui m’émerveille chez les enfants, c’est leur aptitude à la candeur. Etre philosophe, c’est retrouver cette candeur virginale, penser sans filtrer.

Qu’est-ce que vos parents vous ont-ils transmis de plus précieux ?
L’amour des livres, tant en idolâtrant l’objet qu’en percevant le titre avant le contenu. J’ai grandi dans la présence et la bienveillance des livres. Mon père me disait qu’ils sont des fenêtres. Les livres posent un regard sur nous…

Etre le fils de Jean-Paul Enthoven, est-ce un poids ou un cadeau ?
C’est un privilège. Je le cite dans le chapitre sur la liberté car il commence par une phrase de Fitzgerald, que j’ai trouvée sur son bureau. Elle parle de l’envie d’écrire et des circonstances qui empêchent d’écrire. Pour mon père, cette phrase est une réponse à lui-même. Elle confronte l’ancien lui-même – entravé par les difficultés de la vie – au nouveau lui-même, dont la liberté n’est pas compromise par les autres ou le monde extérieur.

Que vous inspire le mot liberté ?
Il ne se mesure pas à l’aune de mon pouvoir sur le monde, mais sur moi-même. La liberté ne dépend que de soi.

Quelle a été votre première lecture ?
Le Monde du silence, de Cousteau. Tout petit alors, je me souviens encore aujourd’hui de cette scène, où le commandant se trouve perdu, à 1 kilomètre de son bateau. J’ai revécu cette expérience lorsque mon père m’a lu Moby Dick. Un musicien noir est jeté à l’eau. Il passe une journée, seul sur l’océan, avec l’infini sous les yeux et les pieds.

Que feriez-vous dans son cas ?
N’ayant aucune tendresse pour l’eau bleue, cela ne risque pas d’arriver (rires).

Etre philosophe c’est…
S’étonner de ce qu’on a l’habitude de voir. La philosophie est un art à part entière, une école du singulier. Le poète et le musicien ont des outils plus fins pour dire le singulier, mais le philosophe possède la nostalgie d’un devenir poétique, littéraire ou romanesque. Il la vit comme une tentation et une promesse d’écriture. Pour Proust, la vie est « un drame qui ne se répare que dans l’écriture ». Moi, je suis en paix quand je fais de la philo.

Comment percevez-vous vos drames ?
N’ayant qu’une vie, on est responsable de ses échecs ! Or, on affirme souvent que ce n’est pas de notre faute. Si on n’a pas connu le grand amour, on cherche un coupable, comme le relève Sartre. La philosophie prend le contre-pied de l’irresponsabilité ou du manque de chance. Elle réinscrit les choses dans un ensemble plus vaste. Il faut chercher en soi la source de son chagrin. Plus je me sais déterminé, plus je gagne en liberté et mieux je comprends le monde.

Etes-vous un passeur d’idées ?
J’ai toujours voulu être prof. Que ce soit à travers mes cours, la radio ou la télé, j’aime l’idée d’être à mi-chemin entre les détenteurs d’un vocabulaire et ceux qui pourraient en profiter. Ainsi, je me perçois comme un traducteur.

Qu’est-ce qui vous étonne ?
La vie et le monde sont stupéfiants. Mon bureau donne sur la cour intérieure de Radio France. C’est l’endroit le plus laid et le plus gris qui soit. Or ce spectacle sinistre est une matière constante d’étonnement car derrière chaque fenêtre, se jouent des destins. J’aime que l’existence me fasse des cadeaux à chacun de ses instants.

Votre dernier coup de foudre ?
Barack Obama et un texte de Félix Ravaisson. Je pensais qu’il était illisible, mais en le relisant, j’ai été frappé par sa limpidité.

Et d’un point de vue artistique ?
Toute forme d’expression artistique a une fonction d’exhausteur de goût. On ne peut qu’y être sensible. Sur la toile de Hans Holbein, Les Ambassadeurs, deux hommes posent en costume d’apparat. A l’avant-plan, une anamorphose laisse deviner une tête de mort. Il n’y a pas de différence entre l’art et la vie…

Qu’est-ce qui fait la beauté du désir ?

Je suis fasciné par le désir. On peut l’envisager comme une tension, suivie d’un relâchement, après l’obtention de l’objet du désir. Soit comme une pulsion inépuisable, tel un muscle qui s’entretient. Cela me correspond davantage.

Qu’évoque pour vous l’amour ?
(Longue hésitation) Le mystère d’un sentiment, qui n’a ni cause ni explication. Il naît de ce qu’il y a de plus vil en nous. Je songe à Lucrèce, décrivant la naissance de la vie comme un ver de terre surgissant de la glaise. Je suis intrigué par la bassesse des causes engendrant des sentiments si nobles. Quand on aime quelqu’un, on est incapable de dire pourquoi…

Etes-vous un amoureux ardent ou prudent ?
Joker !

Et jaloux ?
Joker ! Le chapitre sur la jalousie m’est venu en lisant Un amour de Swann. Le plaisir du jaloux n’est pas de savoir, mais de soupçonner. Le pire est de découvrir qu’il se trompe ou qu’il est cocu ! La jalousie m’interpelle, parce qu’elle est liée à mon envie de comprendre le mécanisme des passions humaines.

Quel type d’ami êtes-vous ?
Fidèle.

Et de père ?
Fiable.

La solitude vous semble…
Inévitable et indispensable. Pour mon travail, j’éprouve le besoin d’être géographiquement seul car je ne supporte pas le bruit.

Vous trouvez-vous beau ?
Je ne me pose pas la question.

Quelle importance accordez-vous aux apparences ?
Vouloir balayer l’apparence, pour saisir une vérité cachée, est une illusion, un mensonge. Il en va de même du paraître ou du maquillage. Celui qui se déguise, afin de recueillir un regard favorable ou d’espérer séduire, est tributaire du regard d’autrui. Cela entame sa liberté.

Vous vous habillez toujours en noir ?
La mode, je ne la connais pas. Le noir est une habitude. Lorsque j’ouvre mon armoire, cela constitue du temps perdu en moins et donc une liberté en plus.

Etes-vous sportif ?
Très. Je pratique l’escalade car, j’aime le silence et le fait que le corps pense. Cette discipline demande qu’on élimine les mauvaises questions. Il s’agit d’une école de l’insouciance car, le danger est la conscience. Le rocher est une invitation à l’oubli du « moi ».

« Moins on se connaît, mieux on se porte. » (Rosset) Vous connaissez-vous ?
Cette phrase ne critique pas l’introspection, mais la complaisance. Ainsi, le « vrai moi » serait enfoui sous les apparences. Je n’adhère pas à l’idée que derrière un moi social, se cache une identité secrète. Se connaître est d’une ambition démesurée…

Que signifie avoir vécu ?
Sartre dit que « le passé est le luxe de propriétaire ». On pourrait théoriser son vécu et le porter comme une médaille. Or ce qu’il s’agit d’entretenir avec son passé n’est pas forcément un trésor. Si on ne vit pas dans le présent, on ne pourra pas se représenter son avenir.

En quoi gardez-vous espoir ?
L’espoir, c’est ce qui nous préserve de la crainte de mourir. Il témoigne aussi du caractère provisoire d’exister. La mort densifie nos attachements. Impossible de ne pas espérer ! Si on était immortel, on serait désespéré.
Vous « vivez chaque instant comme si c’était le premier » ou le dernier ?
Le dernier serait trop teinté d’angoisse. Mais vivre chaque jour, comme si c’était le premier, et passer son existence à s’extasier de tout ce qu’on voit, serait irrespirable. La vie quotidienne ménage quelques instants d’émerveillement. Guitry me va bien lorsqu’il affirme : « Je ne désire que ce que j’ai ».

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm

L’endroit du décor, par Raphaël Enthoven, Gallimard, 156 pages.

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