Le sens de la fête: l’envie de dépasser les limites, plus forte que jamais

Free party à l'Espace Imaginaire le 1er août 2020, entrre deux vagues pandémiques, à Aubervilliers, France. © AVALON NUEVO
Mathieu Nguyen

Après un an sous cloche, le fait de festoyer, avec mesure ou sans limites, est devenu un sujet tabou. Et ceux qui l’envisagent, même à terme, sont pointés du doigt. Mais pourquoi a-t-on parfois besoin d’excès pour profiter de la vie? Et sont-il vertueux ou dangereux? Tentative de réponse(s).

Aux premières semaines du confinement, on aura beaucoup parlé de pénurie de papier toilette, mais à en croire les flots de breuvages variés que l’on a alors vus passer sur les réseaux sociaux ou par écrans interposés, il est également permis de déduire que certains rayons bières, vins et spiritueux avaient aussi subi une succession de raids dignes des fêtes de fin d’année. Car, malgré les interdictions frappant l’horeca, tous les bars du royaume n’étaient pas vides, loin de là, tant certains se sont empressés de garnir le leur. Et même si, à l’inverse, toute une série de consommateurs occasionnels ont réduit leur absorption à néant, beaucoup d’entre nous ont tenté d’apaiser leurs insécurités par un recours à différentes substances psychotropes, au premier rang desquelles trône évidemment la dive bouteille. Car l’alcool, si légal fût-il, n’en reste pas moins une drogue comme une autre – chez Infor Drogues, dont nous avons consulté le chargé de communication, Antoine Boucher, on ne fait d’ailleurs pas de différence entre drogue légale ou illégale.

L’être humain a cette tendance naturelle à se procurer du plaisir et à faire retomber la pression, c’est une pratique tout à fait bénéfique et légitime.

Laure-Line Leroy

Du pain et du vin

Mais commençons par le début et cette question que l’on n’a pas toujours envie de se poser, mais à laquelle nous faisons pourtant face, en adultes responsables qui dégustent avec sagesse, ou à peu près: quel est le réflexe qui nous pousse à lever nos verres à tout bout de champ, même quand les circonstances ne le commandent pas forcément? « L’être humain a cette tendance naturelle à se procurer du plaisir et à faire retomber la pression, c’est une pratique tout à fait bénéfique et légitime », assure Laure-Line Leroy, psychologue des urgences et de la liaison, et dans l’Unité Intégrée d’Hépatologie du MontLégia, qui nous répond en collaboration avec sa consoeur Héloïse Henceval. « Habituellement, nous accédons à cela grâce, par exemple, au sport, aux activités culturelles ou artistiques, aux rendez-vous sociaux qui sont des ressources que nous avons développées avec le temps, poursuit-elle. Malheureusement, avec le confinement et le règlement sanitaire, elles n’étaient plus accessibles. Ainsi, pour certaines personnes, l’alcool est devenu une « compagnie » permettant de s’adapter à la situation exceptionnelle. L’être humain a besoin de se faire plaisir d’une manière ou d’une autre et c’est un plaisir immédiat qui pouvait parfois sembler le seul à portée de main. »

Du côté d’Infor Drogues, Antoine Boucher ne fait pas de mystères non plus quant aux causes d’une éventuelle augmentation de la consommation de produits divers – du moins ceux qui ne sont pas liés à la socialisation, comme l’atteste un récent rapport de Sciensano: « En temps normal, la plupart des gens ont les ressources individuelles suffisantes pour ne pas consommer de drogues, ou ils parviennent effectivement à trouver d’autres manières de répondre à leurs angoisses. La consommation de stupéfiants au sens large a permis à de nombreux publics de « tenir le coup ». »

La consommation de stupéfiants au sens large a permis à de nombreux publics de « tenir le coup ».

On peut aussi remarquer qu’avant même de devoir se demander si on allait « tenir » ou s’effondrer, dès les premiers jours, l’une des occupations les plus répandues consista à vider les frigos remplis de bouteilles. Jamais en panne d’inventivité quand il s’agit de se rincer le gosier, nous avons donc inventé les Skyperos, devenus l’un des rituels les plus populaires du moment, et qui resteront dans l’album photo de la Covid entre le pain au levain et les casseroles de 20 heures. Rarement mémorable dans les faits, l’exercice visait à retrouver un semblant de convivialité, avec l’illusion qu’il se passe quelque chose, sous prétexte que chacun parade un verre en main. A moins que ce soit plutôt « pour » qu’il se passe quelque chose, comme le suggère le chargé de communication d’Infor Drogues: « Même si l’on pouvait communiquer entre nous, ce n’était pas la même chose: créer du lien par visioconférence, ça reste compliqué. On n’est plus dans le simple appel, pour transmettre une information, on est dans le maintien de liens sociaux. Il y a des tas de choses qui doivent passer mais qui ne passent pas, c’est beaucoup plus pauvre. La désinhibition est donc devenue importante en vidéo aussi, pour « redevenir naturels », établir un lien plus authentique entre les participants. »

Le sens de la fête: l'envie de dépasser les limites, plus forte que jamais
© GETTY IMAGES

La profondeur de l’ivresse

En y réfléchissant, ce n’est pas pour rien que tous ces programmes de téléconférence existent déjà depuis de longues années, et que malgré ce qu’ont essayé de nous vendre des décennies de films futuristes, leur usage n’est ni très utile, ni très marrant. Reste qu’en ajoutant ces rapports distants au train-train d’une routine plus ou moins confinée, qui nous a privés de tout un panel d’activités et plongés dans une solitude incontestable ou relative, on aboutit à une sensation de constriction qui eut tôt fait de rendre aux psychotropes l’un de leurs rôles de prédilection, celui d’outil de décompression. Et au vu de leur redoutable efficacité, émerge bientôt la nécessité de pouvoir faire la différence entre l’envie de s’envoyer quelques verres pour se détendre et celle de bifurquer à fond la caisse, sur les chemins de l’ivresse. D’après Laure-Line Leroy, « la distinction vient simplement de la manière de consommer et dans les attentes attribuées à cette consommation. Cependant, ces deux manières de consommer pourraient ne jamais devenir problématiques, comme il serait possible que des conséquences négatives se développent avec le temps ». Une telle affirmation pourrait sonner rassurante aux oreilles de ceux qui n’entendent que ce qu’ils veulent bien, mais la réalité nous rappelle implacablement que le risque encouru n’est pas à prendre avec légèreté. Car, toujours selon notre psychologue, si « certaines personnes vont s’enivrer tous les week-ends, ou consommer deux ou trois verres tous les jours, sans jamais présenter de réels problèmes, avec ces mêmes comportements, d’autres vont augmenter au fur et à mesure leur consommation, avoir besoin de plus pour obtenir les mêmes effets, développer un manque physique – tremblements, sudation, nausées, palpitations – ou avoir des conséquences psychologiques. » Là, on parle d’irritabilité, d’agressivité, d’ivresse régulière, symptomatologie anxieuse ou dépressive, pouvant mener à une vraie dépendance, difficile à gérer sans aide – ce qui n’est pas un scoop, même si c’est un aspect que l’on aimerait parfois oublier.

Tout est dans la nuance et tout dépend de la situation

Et pourtant, on continue souvent d’entendre qu’il vaut mieux une petite cuite qu’une grosse déprime; après tout, il paraît que ça remet les idées en place… « De nouveau, tout est dans la nuance et tout dépend de la situation, avertit Laure-Line Leroy. C’est du cas par cas! L’alcool peut facilement servir d’anesthésiant émotionnel. Cependant, si une personne boit systématiquement jusqu’à l’ivresse lorsqu’elle est confrontée à un problème, va-t-elle se questionner un jour sur les raisons de son mal-être? Par exemple, certaines personnes boivent davantage pour traverser une déception, et reprennent ensuite leur consommation habituelle. C’est alors un épisode isolé. D’autres boivent pour gérer chaque émotion difficile ou chaque problème et, finalement, c’est le côté répétitif et systématique qui peut s’avérer néfaste. L’alcool donne donc l’impression d’anesthésier les problèmes, mais in fine, quand la consommation devient problématique, ça peut les aggraver. Le bien-être reste l’objectif premier et il existe de nombreuses manières de l’atteindre. S’octroyer des petits plaisirs diversifiés y contribue, et l’alcool peut parfois en faire partie. Le tout est de rester conscient des répercussions possibles de l’alcool. »

Le fêtard et l’éteignoir

On retiendra donc l’importance de conscientiser, qui semblerait porter davantage ses fruits que de culpabiliser. Mais pour pousser le bouchon toujours plus loin, pourrait-on imaginer que ces « petits plaisirs » confinent parfois à la perte de contrôle? Et n’y aurait-il pas là un bénéfice à en retirer? Ou pour le dire de façon plus romantique, l’excès n’aurait-il pas ses vertus? Réponse d’Infor Drogues: « Tout comportement existe pour son utilité. La perte de contrôle est très importante, parce qu’on est dans une société qui nous demande justement beaucoup de contrôle. Ça va amener un effet de balancier et aller dans l’autre sens, parce qu’on n’en peut plus de devoir tout gérer en permanence. Notre société exige d’être responsable de tout, c’est épuisant, donc beaucoup de gens se réfugient dans des comportements qui vont amener à l’inverse. La consommation de drogue est une manière parmi d’autres. Malheureusement, au lieu de se demander qu’est-ce qui pousse les individus à consommer, on va les classer entre ceux qui ont trouvé la bonne réponse, les bonnes manières de composer avec les impératifs de la société, et ceux qui n’ont pas pu y parvenir. »

La perte de contrôle est très importante, parce qu’on est dans une société qui nous demande justement beaucoup de contrôle.

Antoine Boucher

On en arrive aux délicates questions de l’image et de la représentation. Cela fait déjà quelques années que l’image même du fêtard est régulièrement mise à mal. Et avec la mise sous éteignoir de pans entiers de la vie nocturne des grandes villes occidentales, le constat ne risque pas de s’arranger. Il est loin, le boute-en-train du XXe siècle, toujours prêt à dégoupiller une bouteille pour faire la bamboche jusqu’au bout de la nuit. Aujourd’hui, l’archétype du « party animal » revêt des atours suspects aux yeux d’une société empêtrée dans un nombre impressionnant de contradictions, qui n’a pas encore bien compris comment assumer ses prohibitions sélectives, ou arbitrer les tensions qui existent entre libertés fondamentales et politiques de santé publique, sans pour autant virer à l’hygiénisme ni poser de jugements moraux. Hélas, en faisant basculer la problématique d’une question de responsabilité individuelle à celle d’une responsabilité collective, la crise de la Covid est venue aggraver le manque de discernement face à des réalités complexes ; de quoi donner le champ libre à une série d’actions spectaculaires, sous couvert du principe de précaution. Une situation tendant un peu facilement à identifier des coupables tout désignés, comme le souligne Antoine Boucher: « Pour protéger l’ensemble de la population, on a imposé les mêmes mesures à tout le monde, mais tout le monde n’a pas payé le même prix; un coût par ailleurs très inégal, et pas toujours financier. Pour un jeune, le coût social d’un an de confinement, c’est une privation incomparable à d’autres. Et pourtant, on aura tendance à stigmatiser les mêmes populations, qui ont tendance à se regrouper: les consommateurs de drogue et les jeunes, des irresponsables qui sont la cause de tous nos maux. Mais pourquoi a-t-on recours aux drogues, pourquoi a-t-on besoin de fête? Quel est le prix collectivement payé par la jeunesse? Il n’y a pas eu de reconnaissance de la société, de ce tribut extrêmement lourd, payé par certaines catégories. On aurait pu admettre leur sacrifice – et peut-être leur autoriser certaines choses – mais non, dès qu’ils font un pas de travers, on appelle la police, on leur colle des amendes et on les montre du doigt à la télévision. Ça va susciter des émotions, angoisse, colère… qui conduiront à la consommation de drogues. » Et gâcheront la fête.

« Arrêter la fête, c’est revenir à l’ordre »

Un éclairage d’Emmanuelle Lallement, anthropologue à l’Université de Paris 8, spécialiste des questions de sociabilités festives « et du relief qu’elles prennent actuellement au vu de la situation ».

« L’alcool permet d’atteindre un « état de conscience modifié » pour accéder à une effervescence festive, mais l’un et l’autre ne sont pas indissociables. C’est comme le déguisement, et tout ce qui permet d’être soi, dans une rupture par rapport à la vie sociale habituelle. Une parenthèse hors de l’ordinaire. Or, la fête n’est pas nécessairement synonyme de rupture, ni même de foule, de nuit, d’alcool et de musique. Elle peut être très institutionnalisée, comme les goûters d’anniversaire des enfants ou les événements culturels.

Il existe évidemment des moments plus débridés, voire parfois orgiaques, et le fait d’en être privé les remet au centre des attentions. D’un autre côté, privilégier les représentations dionysiaques permet aussi un usage politique de la figure du fêtard, qui est considéré comme une personne irresponsable et qui met en danger la vie d’autrui. Les soirées clandestines ont été traitées comme des lieux dangereux, leurs organisateurs ont été inculpés de « mise en danger de la vie d’autrui ». Il y a une sorte de diabolisation, à travers la médiatisation d’une figure du fêtard pourtant très marginale. Le fait de focaliser sur ces incarnations périphériques, plutôt que sur les millions de personnes qui respectaient les règles, c’était une manière de stigmatiser cette image de la fête et du fêtard. De façon hypocrite, on va pointer les jeunes de certains milieux, pas ceux qui partent faire la fiesta à Dubai ou au Portugal. Le pouvoir politique a en tous cas trouvé l’excuse rêvée pour se présenter comme l’entité garante du retour à l’ordre. C’est ça qui était à l’oeuvre dans toutes ces gesticulations politiques, grandes démonstrations policières et discours presque martiaux: la fête, c’est le chaos, donc de manière mécanique, arrêter la fête, c’est revenir à l’ordre. » »

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