Plaisir d’écrire, joie de recevoir: le come-back de l’épistolaire, parti pour durer?

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Nos relations étant mises à mal avec la crise sanitaire, nous sommes forcés de faire preuve de malice et d’ingéniosité pour les entretenir. Certains d’entre nous semblent avoir trouvé une alternative qui ne nécessite rien de plus qu’un stylo, une feuille et un timbre : l’épistolaire.

L’épistolaire, c’est ce vieil ami complètement dépassé par les SMS et les réseaux sociaux, qu’on avait rangé au placard. Parce que face au caractère immédiat du message virtuel, il demandait trop de temps et d’attention. Le temps, cette notion que, étudiants, comme travailleurs et retraités, reconceptualisent malgré eux, enfermés entre quatre murs. Alors, au milieu de cette solitude, la correspondance – ce moyen de communication qui nous rappelle les cartes postales de notre enfance, envoyées depuis le bord de mer – semble s’être offert un sursis.

Chez Bpost, on confirme que si les chiffres de 2020 ne sont pas encore disponibles, il semble y avoir eu des pics d’envoi de courrier pendant la pandémie : sur la seule période des fêtes de Noël, les Belges ont envoyé entre 25 et 30% de courriers en plus que les prévisions annoncées.

Pour Bernard Rimé, professeur émérite de psychologie à l’UCLouvain, auteur du Partage social des émotions (aux Presses Universitaires de France), cela ne fait pas de doute : le principal facteur d’un retour à ce mode d’écriture qui avait disparu de nos vies est la privation sociale. Depuis trois mois, il est devenu impossible de s’installer à une terrasse de café après le travail pour discuter de tout, de rien – et de la Covid-19 surtout. Impossible d’aller au cinéma ou à la salle de sport entre midi et deux, et de papoter entre deux exercices de cardio.  » Il est très probable que les gens s’efforcent d’exprimer leurs liens de manière symbolique. C’est une question d’assurer la continuité des relations puisqu’on n’est plus en mesure de le faire en direct « , analyse-t-il.

La symbolique de la correspondance

Parmi ces écrivains 2.0, il y a d’abord ceux qui se sont laissé tenter dès le premier confinement. C’est le cas de Pelin, étudiante en troisième bachelier en langues romanes, enfermée dans son appartement liégeois entre mars et mai. La correspondance, c’est presque une culture dans sa famille. Cet héritage, elle le tient de sa mère, qui a immigré depuis la Turquie.  » A l’époque, il n’y avait pas de téléphone, c’était plus commun d’écrire des lettres. Quand j’étais petite, avec ma famille on s’écrivait pour le Nouvel An. Une lettre, c’est différent d’un message virtuel. C’est quelque chose qui se garde.  » Dès le début du lockdown, la jeune femme n’a pas traîné pour reprendre la plume :  » Je me suis demandé ce qu’il y avait d’autre à faire que d’écrire. C’est certain que j’ai acheté un grand nombre de timbres ! « 

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Entamer une correspondance avec une amie de l’université lui a permis de mieux vivre le fait d’être isolée. » Recevoir du courrier est incomparable, ça prouve que la personne a pensé à moi, elle a pris le temps de rédiger un texte. C’est touchant, ça a tellement plus d’importance. Ça m’a aidé pendant le confinement. « La symbolique derrière l’envoi d’une missive est en effet forte. Car ce geste présuppose un circuit complexe : notre interlocuteur a choisi le papier sur lequel rédiger, une enveloppe, il s’est déplacé pour acheter un timbre et ensuite pour poster son message.  » Par rapport à l’envoi d’un simple e-mail, la portée est décuplée, remarque Elisabeth Horowitz, psychopraticienne, autrice de La courrier-thérapie : Ecrire des lettres libère, soulage… et guérit (2017, éditions Jouvence). La personne se sentira beaucoup plus considérée du fait que vous ayez pris soin de choisir une belle carte, une belle enveloppe.  »

Correspondre pour se sentir moins seul, mais également écrire ce qu’on n’arrive pas toujours à exprimer oralement. Seul, face à une feuille de papier, c’est autrement plus évident de se dévoiler. » De base, je tiens un journal, pour extérioriser. Je n’aime pas parler aux gens donc je couche les mots sur le papier. Ça m’a permis de formuler des choses comme  » Je t’aime « ,  » Tu me manques « , qu’en temps normal je ne dirais pas spécialement « , poursuit Pelin. Elisabeth Horowitz décrit d’ailleurs bien l’une des vertus de la correspondance épistolaire: » On cherche de cette manière à consolider la relation. Ecrire régulièrement à quelqu’un permet d’abord de prouver son amitié, son affection, c’est une preuve d’amour. »

Si Pelin reconnaît qu’elle n’aura peut-être pas le temps de continuer cette activité épistolaire, à cause de ses études, en septembre prochain, elle est toutefois catégorique sur un point : jamais elle n’écrira à des inconnus :  » J’ai une amie qui avait trouvé un site pour écrire à des détenus aux USA, moi, ça ne me parle pas du tout. Pour moi, écrire une lettre doit se faire avec quelqu’un de proche. Je ne saurais pas quoi dire à des gens que je ne connais pas. « 

Un goût de madeleine de Proust

Le témoignage de Brigitte, 66 ans, est très différent. Pour la Caennaise également, l’épistolaire est une tradition de longue date –  » Ma mère nous faisait écrire, et Internet n’existait pas.  » Une tradition qui,  » avec les enfants, le travail et le mari « , s’était un peu perdue… Bien occupée en extérieur pendant les confinements, Brigitte dit ne pas avoir songé à recommencer à écrire tout de suite, mais reconnaît qu’elle aurait apprécié.  » Le problème, c’est que je devais trouver des interlocuteurs « , avoue-t-elle. Un voeu finalement exaucé, il y a un mois et demi, par une association, Les Lettres Perdues, créée dans sa région par une fille de 19 ans, dont le but est d’échanger anonymement via une boîte aux lettres commune. Brigitte a ainsi reçu, il y a peu, sa première missive.  » Dans l’inconnu, il y a quelque chose d’intéressant. Je ne pense pas qu’il y ait de mensonge et de tromperie dans une enveloppe « , dit-elle.

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Heureuse de retrouver le plaisir de recevoir une lettre  » qui ne soit pas administrative ou publicitaire, et qui ait été écrite pour moi et qui me soit adressée  » dans sa boîte, elle ne cache pas qu’elle souhaiterait correspondre avec des jeunes.  » Dans sa lettre, ma correspondante parlait de se faire vacciner, elle doit avoir environ 70 ans. Elle a donc un style d’écriture semblable au mien. Moi, je voudrais recevoir des courriers de jeunes qui ont un autre style.  »

Si au début de notre entretien elle disait ne pas faire le lien entre son envie d’écrire et la situation sanitaire actuelle, la Française admet finalement que l’épistolaire permet de penser à autre chose.  » C’est vrai que ça met un peu de lumière dans nos vies en cette période de confinement. En ce moment on ne parle que de la Covid, si on peut discuter un peu d’autre chose ! « 

Aujourd’hui, tout passe par le caractère éphémère d’Internet. On tape son message, on l’envoie par SMS ou e-mail, c’est instantané. Le message, aussi rempli de signification soit-il, finira fatalement par se perdre parmi les dizaines de courriers qui inondent nos boîtes de réception. Au contraire, on pourra ranger une lettre bien au chaud dans un coffret qui lui sera dédié, et aller la relire aussi souvent qu’on le souhaitera.  » On retrouve le plaisir d’écrire, ça fait un peu comme un retour au temps de jadis, poursuit cette adepte de l’épistolaire. On prend le temps de bavarder, mais il y a aussi le plaisir de la poster. Je ne sais pas si dans l’inconnu on ne rechercherait pas une part d’enfance, comme à l’époque où on recevait beaucoup de courriers.  » En somme, un certain goût de madeleine de Proust.

Le choix de l’interlocuteur

Et puis, il y a ceux qui, depuis le début de la crise sanitaire, ont pensé à la solitude des personnes âgées. Parmi eux, il y a notamment Amélie, 18 ans. Attirée depuis toujours par l’aide à la personne et le social, la jeune fille a débuté ses études supérieures en soins infirmiers au mois de septembre. Privée comme tant d’autres étudiants de premier bac de la liberté qu’offre normalement cette entrée dans le supérieur, la Liégeoise ne s’est pourtant pas renfermée sur elle-même. Sensibilisée aux conditions dramatiques des maisons de repos grâce à ses cours et à son expérience personnelle, elle a décidé d’écrire à différents établissements pour les fêtes de fin d’année.  » Je ne voulais pas écrire à une personne précise, je voulais que ça touche plus de monde. J’ai envoyé ces lettres à l’ensemble des résidents.  » Ses quinze lettres ont reçu deux réponses.  » La première a été une réponse collective, et la seconde la réponse d’un particulier. Ça m’a fait plaisir, je me suis dit qu’il s’était intéressé à mon courrier, qu’il avait compris le message que je voulais faire passer.  » Quand nous avons réalisé notre entretien, l’étudiante s’apprêtait à répondre à la lettre du résident –  » Je leur avais dit que s’ils voulaient entamer une correspondance, j’étais ouverte. On va voir comment ça va se profiler. « 

Plaisir d'écrire, joie de recevoir: le come-back de l'épistolaire, parti pour durer?
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Contrairement au premier témoignage recueilli, Amélie, elle, n’imagine pas écrire à ses proches.  » J’écris tout le temps à ma famille, à mes amis, mais j’utilise plutôt le smartphone. Derrière la lettre, il y a un sentiment d’attente alors qu’un message, c’est immédiat.  » Un sentiment moins pesant à vivre lorsqu’on écrit à un inconnu.  » Je ne le connais pas, donc il y a moins d’attachement. Le fait de découvrir la personne plus doucement, c’est ça qui est excitant. « 

Comment expliquer qu’on va choisir d’écrire à un inconnu plutôt qu’à un ami et vice-versa ? Raconter nos peines et nos hontes comme nos plus grands bonheurs n’est pas une mince affaire. C’est une mise à nu. Pas de doute : pour Bernard Rimé, c’est le facteur pivot.  » La question de fond est de savoir quel est le contenu de ce dont on peut parler. S’il y a des éléments qui ne sont pas à notre avantage, on va se tourner vers des personnes qui ne nous sont pas ou peu connues.  »

Comme nos deux précédentes interlocutrices cependant, le sentiment de solitude qui nous habite depuis un an semble tout de même avoir déclenché consciemment, ou pas, le besoin d’écrire de Amélie .  » On a besoin de contact et de divertissement, rappelle Elisabeth Horowitz. Les mails et les lettres, c’est ce qui va nous rattacher les uns aux autres. On a tous naturellement un besoin de contact et c’est ce qu’il se passe en ce moment. « 

Alors, l’épistolaire, vrai come-back ou concours de circonstances ? Qu’en sera-t-il lorsque les lieux de sociabilité rouvriront et que les réunions Zoom ne seront plus qu’un vieux souvenir au goût parfois amer ?  » Je pense qu’on va retrouver les structures sociales qu’on a connues auparavant. Les gens vont recommencer à programmer des loisirs, à travailler normalement. Tout ça détermine la manière dont on se comporte, prévoit Bernard Rimé pour conclure. Il n’y aura pas de changements radicaux des modes de vie.  » A moins que certains aient (re)pris véritablement le goût de la plume et poursuivent ces relations épistolaires au long cours…

Par Roxane Téjérina

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