Une vie de papier glacé: La saga des Assouline, une famille au service de l’édition et du luxe

La famille Assouline. De gauche à droite: Alexandre, Martine, Sébastien et Prosper. © SDP / Emilia Brandao

Plus qu’une maison d’édition, la famille Assouline a bâti une marque de luxe. « Nos clients ne sont pas forcément des gens qui fréquentent les librairies », déclare Martine, qui dirige l’entreprise avec son mari et ses fils. Rencontre.

« Une entreprise familiale, c’est bien, parce qu’on a confiance les uns dans les autres. Et, vous le savez comme moi, il n’y a rien de tel que la confiance. Mais d’un autre côté, on n’arrête jamais. Le soir, lorsqu’on dîne en famille, on aimerait parler d’autre chose que du travail », déclare Martine Assouline.

Plus qu’une maison d’édition, la société des Assouline, qui publie des ouvrages sur Chanel, Saint Laurent, Bentley, Barbie, Amalfi et Zanzibar, est une marque de luxe. « On se place à un autre niveau », affirme Alexandre, le fils.

Prosper Assouline, le pater familias toujours tiré à quatre épingles, a déjà comparé sa boîte à Ladurée, qui vend dans le monde entier des macarons dans d’élégants écrins. Bien entendu, le contenu d’un livre revêt une importance majeure, pense l’éditeur, mais la plupart du temps, il est exposé dans votre bibliothèque. Or « un livre inesthétique n’est pas attrayant ».

Les Assouline se définissent comme « Librarians of Luxury »: « Nous sommes la seule maison d’édition qui se positionne de cette manière, une marque de luxe spécialisée dans la culture », poursuit Alexandre. Le prix des publications est très variable. Certains ouvrages de la série The Impossible Collection peuvent coûter 820 euros, voire plus. A l’achat d’un exemplaire, des gants blancs et un cabas en canevas, portant le logo Assouline, sont offerts.

La marque Assouline possède ses propres boutiques aux quatre coins du monde.
La marque Assouline possède ses propres boutiques aux quatre coins du monde.© sdp

La famille peut compter sur un réseau mondial de boutiques ultrasophistiquées. Mais pas de librairies. « Nos clients ne sont pas forcément des gens qui fréquentent les librairies », avance ainsi Prosper. « Nous trouvions toujours qu’il était dommage de voir un livre sur lequel nous avions travaillé des mois au milieu d’un tas d’autres bouquins, plus ou moins bien conçus, poursuit Martine. Pour nous, le décorum et la présentation sont importants. Le fait d’avoir nos propres enseignes nous permettait de mieux contrôler notre image de marque. »

Bougies parfumées, cabas, porte-livre et objets vintage y sont aussi en vente: de quoi habiller la bibliothèque privée. Cosy, chic avec une touche bohémienne. Bref, très français. « Nous aimons tout ce qui a trait à la connaissance et à l’esprit », résume la famille. Depuis quelques années, il lui arrive même d’aménager des bibliothèques pour des promoteurs immobiliers américains qui aspirent à autre chose qu’une salle de fitness et une piscine sur les toits de gratte-ciel.

Un regard neuf

La maison d’édition a presque l’âge d’Alexandre: 25 ans. En un quart de siècle, elle a publié environ 1700 titres. Et c’est loin d’être fini. Si généralement, le tirage ne dépasse pas les 5 000 exemplaires, il y a des exceptions, comme Happy Times, qui comporte de nombreuses photos de Lee Radziwill, la soeur de Jackie Kennedy, décédée l’an dernier. Depuis la première publication en 2001, plus de 50.000 bouquins ont été vendus.

Les boutiques Assouline dégagent une atmosphère de bibliothèque, le bar à café en plus.
Les boutiques Assouline dégagent une atmosphère de bibliothèque, le bar à café en plus.© sdp / Alex Maguire

Prosper a commencé sa carrière à l’âge de 16 ans comme stagiaire chez Filipacchi, l’éditeur de magazines tels que Paris-Match et Salut les Copains. Dans un premier temps, il y préparait le café, puis il y a décroché un poste de photographe et est devenu directeur artistique de Cosmopolitan. Dans les années 80, il a ouvert un bureau de communication visuelle très prisé. Il a réalisé notamment des magazines pour le compte de marques, à commencer par le périodique de la légendaire discothèque parisienne Le Palace. Chanel, Dior, la maison de vente aux enchères Christie’s et celle de champagne Veuve Clicquot comptaient parmi les clients de la société. Quant à Martine, qui a passé une grande partie de sa jeunesse en Amérique du Sud, elle a travaillé comme mannequin, photographe, journaliste et attachée de presse de la griffe de mode Rochas.

La maison d’édition est un projet sur lequel le couple a travaillé en commun en dehors de ses heures de travail. Son premier livre était consacré à La Colombe d’Or, un havre situé à Saint-Paul-de-Vence, très apprécié des artistes et célébrités. On peut y admirer des oeuvres de Matisse, Braque, Léger et d’autres peintres.

Les premières années, nous faisions ce dont nous avions envie. Nous ne pensions pas au business.

Prosper réalisait les photos, Martine écrivait les textes. « Aucun livre sur cet hôtel n’avait été publié auparavant. La famille Roux, qui en avait la propriété, avait toujours refusé toutes les propositions d’éditeurs. Elle n’avait pas besoin de publicité. Mais cela ne nous a pas arrêtés: nous avons réalisé une maquette, et les propriétaires, charmés, nous ont donné leur accord. » « C’était notre premier livre. Il apportait de la nouveauté, un langage visuel différent. Aujourd’hui, après vingt-cinq ans, il demeure un livre lu, réimprimé, et qui plaît », précise Martine. La Colombe d’Or, initialement publié en septembre 1996, est de nouveau en vente sur le site Web d’Assouline. « Les premières années, nous faisions simplement ce dont nous avions envie. Nous nous laissions inspirer par nos voyages et les gens que nous rencontrions. L’aspect business nous dépassait quelque peu. Nous n’y pensions pas. »

Pour leur deuxième livre, Prosper et Martine ont voyagé en Equateur, sur les traces du panama. Le troisième recueil était dédié à l’illustrateur Kiraz, qui est devenu célèbre en France grâce à ses Parisiennes. Carla Bruni, qui incarne cet esprit, en a écrit la préface.

De l’image au texte

En 1996, le duo a lancé la collection Mémoires de la mode, une série de monographies, en format de poche, sur les phénomènes fashion plus ou moins célèbres. « Pour nous, la mode était un sujet qui s’imposait comme une évidence, explique Martine. On allait à tous les défilés. On avait travaillé tous les deux pour des marques de couture. On connaissait bien Azzedine Alaïa. On était plongés dans cet univers, on pouvait en parler, c’était une histoire de confiance. En France, les éditions du Regard publiaient de beaux livres illustrés sur la mode. Mais ils étaient chers. On avait opté pour une approche différente. On voulait faire des ouvrages abordables pour des étudiants du secteur, faire une espèce de zapping, avec l’ambition de montrer l’esprit d’un designer, suivi d’un texte. A l’époque, on trouvait déjà que les gens lisaient moins. On voulait les emmener au texte par l’image. On a commencé par Christian Dior, Coco Chanel, Azzedine Alaïa et Madeleine Vionnet, soit deux institutions, puis notre créateur préféré – qui était considéré comme avant-gardiste à l’époque – et une figure historique. »

« Mémoire de la mode » a connu un franc succès, avec une série presque infinie de titres, souvent pour le compte de marques qui y voyaient un cadeau publicitaire parfait. Voilà pourquoi, sans doute, ont été publiés des livres sur Van Cleef & Arpels et Brioni, mais pas sur Helmut Lang ou Dries Van Noten, par exemple.

La Maison Assouline, le flagship store londonien, en plein coeur de Piccadilly.
La Maison Assouline, le flagship store londonien, en plein coeur de Piccadilly.© sdp

En raison du prix de vente modique – 99 francs français à l’époque, soit environ 15 euros -, les consommateurs les achetaient pour les offrir. Le livre en trois volumes sur Chanel est l’ouvrage le plus vendu du catalogue d’Assouline, et une des rares Mémoires qui soient encore imprimées. « Chanel, c’est Chanel, dit Martine. Tout le monde vous le dira, c’est particulier. »

A l’instar de nombreuses autres maisons d’édition, Assouline continue de publier des livres pour des labels. Généralement, les titres sont simplement repris dans la collection – il existe des exceptions, comme des ouvrages imprimés en un seul exemplaire. Les tomes réalisés pour le compte de marques sont exécutés par les mêmes équipes, qui font preuve d’autant de savoir-faire et de dévouement, mais sans prendre de risque financier. Parmi ceux-ci, treize ont vu le jour pour Dior et cinq pour Coca-Cola.

« Cet automne, nous publions AIUla, traitant d’un site historique extraordinaire en Arabie saoudite dans une vallée incroyable que nous ne connaissions absolument pas. Nous y avons envoyé le photographe de grands espaces Robert Polidori et l’illustrateur Ignasi Monreal. Ce fut un travail de longue haleine, mais nous avons réussi à réaliser un bel objet. » Qui a été sponsorisé par les Saoudiens. Une version extra large, de 102 cm de hauteur et de 34 kilos, se chiffre à 11.000 euros. La version ordinaire, qui pèse pas moins de 8 kilos, coûte 820 euros.

Autre livre mémorable: South Pole: The British Antarctic Expedition 1910, réalisé pour le compte de l’organisation anglaise Antarctic Heritage Trust en 2012. « Une partie de ce recueil a été exécutée en waterproof, sur du papier extraordinaire, avec une encre spéciale. Lors d’un événement chez Sotheby’s à Londres, il a été exposé sur un présentoir en glace. » La version sur simple papier reste disponible, pour la modique somme de 50 euros.

Une pile de beaux livres de voyage, sous une étagère en Plexi rouge... vendue également dans la boutique Assouline.
Une pile de beaux livres de voyage, sous une étagère en Plexi rouge… vendue également dans la boutique Assouline.© sdp

« Chaque détail compte »

A quoi reconnaît-on un livre de l’entreprise familiale? « D’abord, il y a un esprit Assouline, dit Martine. Lorsque vous évoquez un tailleur Chanel, tout le monde sait de quoi il s’agit. On reconnaît la coupe, la matière. Chez nous, c’est la même chose. La forme est très importante. Chaque détail compte. Parfois, nous changeons une couverture en toute dernière minute parce que nous ne sommes pas satisfaits. Nous sommes très sélectifs. Il y a un style bien à nous, qu’on aime ou qu’on n’aime pas. »

Nous sommes très sélectifs. Il y a un style bien à nous, qu’on aime ou qu’on n’aime pas.

Depuis 2003, les Assouline et leur entreprise sont installés à New York. « A ce moment-là, nous avions déjà un bureau dans Big Apple. Nous avons vendu les droits de 95% de nos livres à des maisons d’édition américaines, puis nous avons choisi d’éditer nous-mêmes, et c’était la bonne décision. Nous publiions de plus en plus d’ouvrages, tant en France qu’aux Etats-Unis, et nous avons décidé de travailler avec un imprimeur en Chine. Ce fut un fiasco. Notre commande qui devait être livrée fin août est arrivée fin novembre. Pour les maisons d’édition, le quatrième trimestre est la période décisive. Nous avons alors connu un échec. C’était une catastrophe financière. Nous avons dû faire un choix entre Paris et New York, et nous avons opté pour cette dernière pour internationaliser la marque. Nous avons travaillé dur. En effet, les choses vont plus vite là-bas. Les Américains n’ont pas de temps à perdre. S’ils vous font confiance, ils foncent. Il y a moins de blabla qu’en Europe. »

Pendant cette même période, ils ont ouvert leur première boutique à New York, un corner dans le célèbre grand magasin Bergdorf Goodman. « Nos clients ne sont pas forcément des gens qui fréquentent les librairies, mais ils achètent chez Bergdorf Goodman », dit Martine. Actuellement, Assouline compte treize adresses et vingt corners dans le monde entier, de Séoul à Istanbul. Le mois dernier, une boutique supplémentaire a vu le jour à Bal Harbour Shops à Miami, le principal centre commercial de marques de luxe aux Etats-Unis.

Le but était de devenir une marque internationale. C’était possible à New York, ça ne l’aurait pas été à Paris.

La famille n’a pas participé à l’événement, ayant passé une grande partie du confinement dans son « palatial home in the heart of Paris », selon la description de leur appartement au Palais-Royal par le journal à sensation britannique Hello. « La société est toujours française, mais notre réalité est à New York. Le but était de devenir une marque internationale. C’était possible là-bas, ça ne l’aurait pas été à Paris », ajoute Martine.

Pas de soldes

Face à la pandémie, la maison d’édition s’est adaptée. « Au début, on a eu peur, surtout le premier mois, on était mal, avec le confinement. Toutes les boutiques ont fermé. Il a fallu prendre des décisions. Que faire, ne pas faire, que faut-il arrêter? Mais je crois qu’on a pris les bonnes mesures pour nos collaborateurs et pour l’entreprise. Alexandre avait bien préparé toutes les équipes. Tout le monde a télétravaillé sans grande difficulté. »

Le jeune homme de 27 ans a rejoint l’entreprise il y a cinq ans. « Il y gère la partie business. A l’origine, mon mari et moi nous occupions de ça, mais ce n’était pas tout à fait dans nos cordes. En revanche, on a bien travaillé l’image. Je peux être une assez bonne manager, mais je ne suis pas vraiment douée pour les chiffres et pour la vente. Alexandre a suivi des formations et il a aussi le bon tempérament pour assumer ce rôle. Il a l’énergie et l’ambition nécessaires. Et lorsqu’il a rejoint la maison d’édition, son ambition était avant tout d’en faire une réussite financière. Assouline était un succès: on a joué un rôle de vrais éditeurs, nous concevions de beaux livres, ceux que nous aimions faire. Nous trouvions de nouveaux angles, de nouvelles façons d’inspirer et d’attirer, de montrer et de dire. C’était apprécié, mais cela ne nous rendait pas riches. Alexandre travaillait comme consultant dans le secteur du luxe. Il s’y amusait, mais un jour, alors qu’on parlait de son avenir, je lui ai proposé de venir travailler pour nous. Nous avions besoin de lui. Il est venu et il s’est occupé de notre boutique en ligne, car la nôtre était discrète, on va dire, et un peu désuète. Ensuite, on lui a confié le wholesale, puis le marketing et depuis peu le retail. Les affaires progressent, et les résultats suivent. »

Alexandre est constamment investi dans son travail: « Je me suis surtout occupé de la distribution, de notre stratégie dans certains pays, de la façon dont on se présente, surtout sur le plan digital. En changeant deux ou trois petites choses, on peut potentiellement toucher un public beaucoup plus large, tout en gardant une image de luxe. Pas question de vendre notre âme au diable. Par exemple, on refuse les discounts. Nous continuons à nous positionner comme la seule maison d’édition de luxe. » Quant à Sébastien, leur fils aîné, il semble moins impliqué dans l’entreprise.

Reste à savoir qui a le dernier mot chez les Assouline? « Quelle question! » s’exclame Martine en riant. « Qui veut avoir le dernier mot? » murmure Alexandre. « En général, je laisse passer les moments un peu tendus, répond sa maman. Et pour faire entendre ma voix, je reviens après par écrit si je pense vraiment qu’on n’est pas dans la bonne direction. Mais en général, c’est mon mari qui a le dernier mot. C’est une question d’autorité naturelle. »

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