Du Japon à Paris, de la Méditerranée à Bali, la petite musique de l’été de Kenzo Takada
A 80 ans, le plus parisien des créateurs japonais n’a rien perdu de son goût pour les voyages. Cette année encore, il prendra la mer, comme lors de cette traversée de plusieurs semaines qui a changé le cours de sa vie. Une épopée aujourd’hui racontée dans une biographie.
C’est un immeuble haussmannien comme on en voit dans les films, avec sa lourde porte cochère protégée par un code à six chiffres et son ascenseur à grille articulée. Sur la liste des occupants du « Bloc B », deux initiales – K.T. – sobrement alignées. Au bout du long vestibule de l’appartement, un piano à queue, grandiose. Et sur les murs, des tableaux, des dessins – certains signés Cocteau -, à ne plus savoir où donner de la tête. Il n’est pas rare de reconnaître l’occupant des lieux en majesté sur certaines toiles. Le jour de notre rencontre, Paris s’étouffe sous une chaleur sèche. Mais ici, à l’abri des pierres anciennes et des hauts plafonds moulurés, il fait frais. Kenzo Takada s’installe sur le canapé crème, pantalon noir et polo gris, on en oublierait presque qu’il fut un jour le maestro de l’exubérance colorielle. Né en 1939 à Himeji, une ville à l’ouest de Kobe où les shoguns régnèrent longtemps sur une forteresse surnommée le « château de l’aigrette blanche », le plus parisien des créateurs japonais aurait dû devenir professeur d’anglais s’il avait accepté de suivre la voie toute tracée pour lui. Aux côtés d’Yves Saint Laurent, de Karl Lagerfeld, de Sonia Rykiel, il fut l’un des pionniers de la mode telle qu’on la connaît aujourd’hui. Une vie aux allures de scénario de film, bousculée par un incroyable voyage à bord du paquebot Le Cambodge, destination Marseille. « Dire que j’ai failli prendre l’avion, le billet en deuxième classe était au même prix », se souvient-il dans un français délicieusement mélodieux aux intonations graves, presque liquides. Retour en 1964.
Vous partez bientôt en vacances, où serez-vous cet été?
Je fais du bateau, j’aimais déjà ça dans les années 80. J’adore la mer. Depuis presque dix ans maintenant, je passe les deux mois en Méditerranée. Avant j’allais à Bali, en Thaïlande, bien sûr les plages sont sublimes mais c’est tellement loin! Le long de la Grèce, de la Turquie ou de l’Italie, c’est rempli d’endroits magnifiques, je suis loin de les avoir tous visités.
Plus que jamais, lorsqu’on regarde votre vie, on se dit que les voyages forment la jeunesse…
En effet, sans ce voyage extraordinaire, survenu finalement un peu par hasard, rien ne se serait passé de la même manière. Cette année là, Tokyo accueillait les jeux Olympiques, d’énormes chantiers se mettaient en place dans la ville, l’immeuble dans lequel je louais mon appartement devait être démoli. C’était l’occasion. Je devais partir six mois. Je n’ai plus jamais quitté Paris.
La traversée en elle-même était déjà une aventure, il ne fallait pas être pressé d’arriver…
C’est un de mes professeurs qui m’a conseillé de prendre le bateau plutôt que l’avion. En embarquant sur ce paquebot français, Le Cambodge, nous partions pour un mois! C’était plutôt confortable, il y avait même une piscine à bord, mais nous devions choisir notre horaire, soit le matin, soit l’après-midi. Nous étions en mer pendant trois-quatre jours, puis nous faisions escale. A Yokohama d’abord, ensuite Hong Kong, Saigon, Singapour, Colombo, Bombay, Djibouti, Alexandrie puis Barcelone et finalement Marseille. C’était un vrai choc culturel, je n’avais, avant cela, jamais quitté le Japon. Nous étions confrontés, en Inde notamment, à une pauvreté extrême. A Hong Kong, tout le monde portait encore les costumes traditionnels chinois avec le col Mao.
Cela semble aller de soi aujourd’hui de faire pour ainsi dire le tour du monde, mais c’était loin d’être courant à l’époque…
En 1964, c’était même carrément exceptionnel, encore plus au Japon. C’était le frémissement des tout premiers voyages organisés. Mais cela ne m’intéressait pas du tout de voyager de cette manière. Je voulais prendre mon temps. Découvrir l’Europe certes, mais tout ce que je pouvais aussi en chemin.
Vous rêviez de Paris, la ville a-t-elle été à la hauteur de ce que vous imaginiez?
Le premier contact a été plutôt rude! La vie sur le bateau était carrément géniale et quand je suis arrivé à Marseille, j’ai passé le réveillon du 31 décembre chez un ami que je m’étais fait pendant la traversée. Je suis allé dans une discothèque pour la toute première fois de ma vie. Le lendemain matin, je devais prendre le train et d’un seul coup, je devais parler français, plus le choix! La réalité me rattrapait. Le voyage a duré dix heures, je les ai passées dans le couloir avec mes valises, j’avais tellement de bagages qu’ils n’entraient pas dans mon compartiment. Arrivé gare de Lyon, tout y était triste, gris, vide, j’imaginais qu’il y aurait des guirlandes de Noël partout! J’avais réservé un petit hôtel près de la Sorbonne, je suis monté dans le taxi. Nous sommes passés près de la Seine et là, pour la première fois, j’ai vu Notre-Dame illuminée. C’était grandiose. C’était Paris.
Qu’est ce qui vous manquait le plus ici lorsque vous pensiez à votre vie au Japon?
Les bains! Au Japon, on en prend tous les jours, c’est une tradition familiale. Ma chambre était tellement petite, il y avait juste un lit et un lavabo. Même pour prendre une douche, je devais payer un supplément. Je faisais très attention à ne pas trop dépenser. Mais quand on est jeune, on passe aisément à travers ce genre de tracas.
Savez-vous encore ce qui a déclenché votre envie de devenir créateur de mode… alors que la notion même de mode telle qu’on la connaît aujourd’hui n’existait pas?
Ma soeur, comme toutes les filles de son âge, apprenait à coudre à l’école pour pouvoir fabriquer ses propres vêtements. Je voulais faire pareil. J’adorais lire les magazines féminins qu’elle achetait. Ils étaient très illustrés, on y voyait des photos de mode mais aussi des reportages sur la France et Paris en particulier. J’allais aussi au cinéma, dès que je le pouvais, voir des films japonais bien sûr, mais aussi américains. Je me souviens encore très bien des Quatre filles du docteur March! Toutes ces robes, l’arbre de Noël, le piano, nous n’avions rien de tout cela au Japon, et ça me faisait rêver. Je m’inspirais de ce que je voyais pour dessiner. Je bricolais des petites poupées avec les restes de tissus des créations de ma soeur. Au fond de moi, déjà, j’avais envie de partir…
Avez-vous eu du mal à convaincre votre famille que c’était ce que vous vouliez faire?
Ce n’était tout simplement pas possible! Car ce que l’on pouvait considérer alors comme des écoles de mode n’acceptait même pas les garçons. J’ai donc décidé d’aller à l’université de Kobe pour apprendre l’anglais. Au Japon, l’année universitaire commence en avril. Et voilà qu’au mois de mai, j’apprends qu’une école de mode, à Tokyo, s’ouvre enfin aux garçons. Je ne voulais plus poursuivre mes études, j’ai cherché du boulot. Mes parents n’étaient pas d’accord au début, mais ils ont fini par se laisser convaincre. J’avais gagné assez d’argent pour financer moi-même mon inscription. Je n’ai jamais rien demandé à mes parents. J’ai étudié pendant trois ans, j’ai même gagné un prix! Et c’est comme cela que tout a commencé.
Vous reconnaissez-vous dans le courant japonais qu’incarnent des créateurs comme Issey Miyake ou Rei Kawakubo de Comme des Garçons?
J’ai des racines japonaises, bien sûr, je m’en sens d’ailleurs de plus en plus proche avec l’âge, cette culture est tellement puissante. Mais j’ai quand même vécu ici 55 ans, j’ai fait toute ma carrière en France. Je me sens japonais mais aussi parisien et européen. Avant d’ouvrir ma première boutique en 1970, j’ai travaillé pour des bureaux de style, je dessinais pour les magazines, c’est comme cela que je me suis construit. Pour moi, la mode, ça a toujours été Paris. Mes bases techniques, je les ai apprises au Japon mais mon style est français, teinté peut-être parfois d’influences nipponnes. Au début, je ne me posais pas de question, ce n’est que lorsqu’il a fallu choisir un nom, Jungle Jap d’abord, avant Kenzo, que je me suis interrogé sur mon identité. Mes inspirations depuis lors sont venues de partout et se sont nourries de tous mes voyages.
Aviez-vous conscience d’être au beau milieu d’un tournant pour la mode et de participer à ce changement?
Pas du tout! Ce n’est finalement qu’en travaillant sur cette biographie (*) que j’ai pris conscience de tous les gens extraordinaires, et pas uniquement dans la mode d’ailleurs, que j’ai eu la chance de côtoyer. Bien sûr, Yves Saint Laurent m’impressionnait. Je connaissais aussi très bien Karl Lagerfeld, Sonia Rykiel, Azzedine Alaïa, Dorothée Bis… Ils sont tous partis. Il ne reste plus grand monde de mon âge.
Quel regard portez-vous sur la griffe Kenzo d’aujourd’hui, vous qui n’en êtes plus le créateur depuis 1999?
Ce n’était pas toujours facile, surtout au début lorsque je passais devant les vitrines de la place des Victoires. Mais depuis quelques années, je sens qu’il y a comme un revival. Des jeunes gens m’abordent dans la rue pour me demander des autographes ou prendre des photos… comme s’ils pensaient que j’étais encore le créateur des collections! Carol Lim et Humberto Leon ont vraiment rajeuni la marque pendant leurs huit années de présence à la direction artistique de Kenzo (NDLR: depuis cette interview, le groupe LVMH a divulgué le nom de leur remplaçant, le créateur Felipe Oliveira Baptista).
On vous voit régulièrement aux défilés Kenzo, c’est une forme de reconnaissance de leur travail?
Vous savez, cela n’a pas toujours été de soi. Lorsque je suis parti en 1999, la direction d’alors a préféré couper les ponts et ne m’invitait tout simplement plus. Maintenant, c’est différent, j’y vais si je le peux. J’étais là pour le dernier show, en juin dernier, de Carol et Humberto, devant près de 5.000 personnes. C’est grâce à eux que Kenzo est aussi populaire aujourd’hui. Bien sûr, certains dessins, comme le tigre, provenaient des archives, mais cela me fait quelque chose de le voir comme cela, c’est devenu un vrai phénomène!
Dessinez-vous toujours autant ?
Oui, un peu pour le plaisir mais pour le travail aussi. C’est bon pour la tête! (NDLR: sous le nom Kenzo Takada, le créateur multiplie encore les collaborations, avec Roche Bobois par exemple, mais aussi Delacre l’an dernier pour la bonne cause, ou encore les cosmétiques Avon).
Si vous pouviez changer quelque chose à votre vie, le feriez-vous?
Il y a des choses que je regrette, j’ai fait beaucoup de bêtises que je ne voudrais pas toutes recommencer (il rit), mais cela fait partie de l’aventure. Il faut savoir tomber parfois pour mieux se relever, c’est aussi ce qui aide à se construire.
(*) Kenzo Takada, par Kazuko Masui, éditions du Chêne, 560 pages.
Sa bande-son: la samba brésilienne
« Dès que j’entends quelques notes de samba, je me sens immédiatement en vacances. Ça me donne envie de danser, de bouger. Pour moi, la samba, c’est le soleil, c’est l’été. »
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