La révolution Ester Manas, un duo bourré de créativité ultra-inclusif

© NICCOLA VAN DEN HEUVEL
Anne-Françoise Moyson

Le 24 novembre dernier, les Belgian Fashion Awards couronnaient leurs lauréats en insistant sur la créativité de la mode belge. Dans la catégorie Changemaker of the Year, Ester Manas symbolise parfaitement ce palmarès porteur d’espoir. Le duo à la tête de ce label basé à Bruxelles a fait de l’inclusivité son cheval de bataille. Un électrochoc salutaire.

Un simple duo de jeunes designers peut provoquer un grand chamboulement sur la planète mode. Ester Manas et Balthazar Delepierre, 30 ans à peine, en sont la plus belle preuve. Formés à La Cambre, en mode pour elle, en typographie et design graphique pour lui, ils ont déboulé en 2018 avec une irrésistible envie de provoc’.

Avec leurs collections inclusives parfaitement pensées et définitivement signées, ils célèbrent tous les corps. Sans compromis aucun, dans la détestation de tout élitisme, le couple à la ville comme au studio s’acharne à soulever des montagnes. Avec succès: leur label qui défile à Paris fait tache d’huile, est beaucoup copié et désormais couronné d’un Belgian Fashion Award. Bravo.

On a toujours été trop tôt et c’est aussi de notre responsabilité (…) On s’est lancés sur une autoroute avec un tricycle! C’est très impressionnant et il faut tenir le coup.

Vous êtes des outsiders, cela se sait peu, vous avez pratiquement débarqué de nulle part et vous avez créé votre marque Ester Manas sans aucun réseau. Est-ce votre handicap majeur?

Ester Manas: On est tombés dans l’industrie de la mode presque par hasard. On n’avait pas les mêmes armes que la plupart des autres jeunes qui se lancent. Souvent, ils ont déjà un pied dedans, voire deux, ou alors ils ont un vécu ou une proximité géographique – beaucoup vivent à Paris, ont été mannequin ou ont une meilleure amie qui travaille dans la presse… On n’est pas nés à Paris et nous n’y habitons pas.

Balthazar Delepierre: Sans background parisien, nous avons pourtant construit un réseau, par adhésion pure avec nos valeurs. C’est ce qui rend l’expérience humainement intéressante. De toute façon, pour nous, c’était impossible de faire différemment. Et impossible aujourd’hui de faire marche arrière car c’est essentiel de respecter notre communauté, notre famille, tous ceux qui croient en ce que l’on veut réaliser.

E.M.: Souvent, les gens soutiennent les designers non pour ce qu’ils racontent mais parce qu’il y a des pré-acquis. La seule raison qui a poussé les gens à nous accompagner et nous soutenir, c’est ce que l’on raconte et ce que l’on défend. On ne s’est jamais présentés comme des outsiders sortis de nulle part avec 2 euros en poche, c’était pourtant la réalité mais on ne voulait surtout pas en parler parce qu’on avait le sujet des grosses à faire gober à l’industrie de la mode. Et cela nous arrangeait bien de faire croire qu’on était dix au sein de ce qu’on appelait stratégiquement notre structure – et de faire le travail de ces dix –, parce qu’il y avait un sujet tellement énorme à défendre, il ne fallait pas s’encombrer du reste.

© ELODIE GERARD

Oser vous lancer ainsi, n’était-ce pas faire preuve de naïveté?

E.M.: A 200%.

B.D.: C’était aussi de l’ignorance et elle nous fut nécessaire. Si on avait été au courant de ce qui allait nous arriver, on ne l’aurait jamais fait… Le sacrifice est tellement colossal sur le plan privé et professionnel. Mais c’est aussi le résultat d’une mécanique: un quotidien d’entrepreneur et de designer dans le luxe plus notre ignorance, cela fait que nous sommes pris dans un tourbillon cataclysmique. On a toujours été trop tôt et c’est aussi de notre responsabilité… Parce que nous avions le sentiment d’être attendus et que c’était hyper émouvant, on a créé notre marque trop tôt, on a défilé trop tôt, on a concouru pour des prix prestigieux trop tôt. La métaphore la plus juste, c’est qu’on s’est lancés sur une autoroute avec un tricycle! C’est très impressionnant et il faut tenir le coup.

Quelles sont les difficultés majeures que vous avez surmontées?

B.D.: On va être un peu tragiques mais c’est l’autorisation d’exister en tant que marque qui veut faire les choses de manière différente. Même si c’est dans l’air du temps, cela reste un énorme défi. Que deux jeunes designers arrivent et rebattent les cartes, c’est un travail de fond un peu interminable mais qui fonctionne, sinon on ne serait pas là.

Aujourd’hui nous sommes à un carrefour: la marque a grandi fort et vite, on a reçu des propositions financières de la part d’investisseurs. Il nous faut dès lors poser des actes pour ancrer ses fondations matérielles et institutionnelles. On veut qu’Ester Manas soit fidèle à ce que l’on a établi depuis le début: être une marque qui défend les valeurs d’inclusivité, qui revendique le fait que la mode est un art collectif, qui nous rend fiers et heureux, qui nous permet de garder cette autonomie pour avoir in fine un produit et un design plaisant pour les yeux et pour le cerveau.

La première fois qu’une robe s’est vendue, on a pensé que c’était une erreur, la deuxième fois, un miracle. Puis il y a eu une troisième fois, une dixième fois…

E.M.: Quand on a démarré la marque sur un coin de table, on ne s’est pas posé la question de ce que l’on voulait qu’elle devienne. On s’était dit qu’Ester Manas serait plutôt une carte de visite. Nous n’avions aucun espoir financier que cela fonctionne. Pour implanter ce genre d’idées dans l’industrie de la mode, on espérait être engagés dans une maison et qu’avec notre philosophie, on parviendrait à faire en sorte que les marques existantes changent. En réalité, on n’avait pas de business plan, on ne savait d’ailleurs même pas ce que c’était…

B.D.: Désormais, on est confrontés à notre propre ambition et on doit répondre à ces questions: que signifie pour nous «grandir»? Comment le formaliser? Qui veut-on embaucher? Avec quels ateliers travailler?

E.M.: C’est peut-être naïf encore une fois mais on commence à apercevoir seulement maintenant que cette marque peut être une réelle entreprise et qu’elle a des chances de fonctionner avec des moyens structurels convenables… Alors qu’avant, cela nous paraissait impossible et même ridicule, on avait le sentiment de ne pas avoir le droit, aucune légitimité et aucune raison d’y croire. Pendant très longtemps d’ailleurs on a cru qu’on ne vendrait nos vêtements à personne, à part à nos proches.

Mais pourquoi?

E.M.: Parce qu’on estimait n’être personne et qu’on ne pouvait même pas se payer nos pièces, on parle de robes à 700 euros, alors on se disait: «Mais qui va les acheter?»… La première fois que c’est arrivé, on a pensé que c’était une erreur, un malentendu, la deuxième fois, un miracle. Puis il y a eu une troisième fois, une dixième, une vingtième, une centième fois… Et on a bien dû se rendre à l’évidence: il y a une cliente finale, il y en a même plein! Désormais, chaque fois qu’on fait une crise de nerfs, on regarde toutes ces filles en Ester Manas et on se dit qu’on pourrait peut-être être plus positifs car tout cela, c’est tangible.

Ne seriez-vous pas vos meilleurs ennemis parfois?

B.D.: Ô que oui. Mais on a la chance d’être entourés de gens qui peuvent nous protéger de nous, qui nous soutiennent et qui nous permettent de filtrer les comportements et les idées néfastes… Parce qu’on vit, on mange, on respire, on dort avec Ester Manas et cela peut griller la matière grise.

E.M.: On a tendance à s’auto-alimenter parce qu’on est tous les deux le nez dedans et passionnés de façon égale ou désespérée ou euphorique. Dans les moments de grand épuisement, c’est parfois un gros boulet, comme on ne change jamais d’air, c’est difficile de penser à autre chose. Mais c’est aussi une méga chance d’être deux. D’autant que Balthazar fait preuve d’une grande rationalité, Dieu merci. Et puis on n’est pas seuls, heureusement. Nos familles, nos amis et les gens qui nous aiment et nous entourent nous aident d’une façon inconditionnelle.

Vous êtes nos «Changemakers». Vous voyez-vous définitivement comme tels?

E.M.: Au départ, non, on était dans la provoc’, on voulait faire un gros doigt d’honneur à l’industrie, on ne savait rien de l’accueil qui nous serait réservé mais il fallait qu’on le fasse, parce qu’on savait juste que c’était une industrie qui devait être changée – c’était le cas à nos débuts en 2018 et ça l’est toujours.

B.D.: On fait partie des jeunes marques qui n’ont pas envie de répéter les comportements de l’industrie de la mode, qui veulent travailler d’une manière éthiquement responsable, avec des valeurs. J’ai l’impression que c’est une vraie nouveauté qui à la fin se traduit dans le style. Et pour moi, c’est la vraie révolution. En tout cas, la réponse que nous avons trouvée, c’est de laisser ces filles-là parler, marcher, s’habiller comme elles le veulent. C’est d’ailleurs la seule chose à faire: les faire défiler, les habiller et après, on voit ce qui se passe… Et en réalité, c’est l’électrochoc parce qu’elles sont là, tout simplement.

E.M.: C’est vraiment ça. Et il ne faut surtout pas les mettre de côté, ces filles. Même si l’industrie de la mode pourrait nous pousser à prendre les «bonnes» curvy, les celeb’ ou celles adoubées qui ont fait la couverture des magazines, qui défilent pour les autres marques qui ne sont pas inclusives et qui les utilisent pour qu’en réunion marketing et image, tout le monde puisse se dire: «C’est fait.» Nous, on veut creuser notre sillon. Pour que ces autres filles et d’autres après et encore d’autres après soient juste des mannequins, c’est ça l’idée.

Après notre show printemps-été 23, il y a eu pas mal d’articles dans la presse et sur les réseaux sociaux dans lesquels des influenceurs et des journalistes référençaient le nombre de mannequins curve qui ont défilé pendant les Fashion Weeks. J’ai trouvé cela choquant dans tous les sens du terme: cela permet d’éveiller sur le sujet, pour que les gens s’insurgent, mais en même temps cela me gêne parce que c’est encore et toujours mettre des nanas dans des cases… Alors OK, avec 22 mannequins curve sur 33, on a gagné la coupe du monde, on est champion. Mais à partir de quelle gradation a-t-on décidé qu’elles plongeaient de l’autre côté? Comment a-t-on pu déterminer qu’elles étaient curve ou pas curve, sous quels critères? Je trouve aberrant que ces 22 filles aient été ainsi catégorisées, même si je sais que l’intention était super positive…

© ELODIE GERARD

Vous êtes largement copiés par la fast fashion, est-ce à cela que l’on reconnaît que vous êtes un moteur de changement?

B.D.: Je trouve cela presque touchant, c’est une forme de confirmation que l’on n’est pas inutiles. Cela dit, ce n’est pas la même cliente qui achète un top dégradé dans une enseigne de fast fashion, ou alors c’est parce qu’elle adore Ester Manas mais n’a pas les moyens de se l’offrir…

E.M.: Cela veut en tout cas dire qu’on est visibles. Cela me fait penser au Diable s’habille en Prada quand Miranda, la fausse Anna Wintour, explique à Anne Hathaway d’où vient le bleu céruléen de son pull… Quand on dit qu’on veut être une marque inclusive, cela signifie que l’on veut que tout le monde en bénéficie. Et notre grand rêve est d’y arriver un jour.

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