Isabelle Willot

Pour ce petit supplément d’âme qu’elle apporte à ses créations, Weekend et la Fondation Interieur ont choisi de mettre à l’honneur le travail de cette orfèvre exceptionnelle. Jusqu’au 9 décembre prochain, Nedda El-Asmar mettra en scène ses objets racés dans l’atrium du Grand-Hornu. Rencontre feutrée.

N’essayez pas de la faire rentrer dans une petite case, de l’estampiller d’un label aussi arty soit-il. Nedda El-Asmar n’aime pas les étiquettes qui lissent, enferment et normalisent. Son moteur à elle, c’est la découverte. De nouvelles techniques. De nouvelles matières. De nouveaux univers.  » J’adore voyager, je l’ai toujours fait, confie la jeune créatrice. Je m’intéresse aux autres cultures. »

Un goût de l’inconnu qui l’habite déjà, à la fin de ses études secondaires. « J’avais 19 ans lorsque j’ai commencé ma formation d’orfèvre, se souvient Nedda El-Asmar. Pendant mes humanités, j’avais étudié les maths et les sciences. Bon nombre de mes camarades de classe sont devenus dentistes, pharmaciens ou ingénieurs. Moi, je n’avais pas envie d’aller à l’université. Rien que l’idée de rester assise à bloquer… Je voulais travailler avec mes mains. Et créer. En trois dimensions. « 

Un choix qui la conduit d’abord à l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers (1987-1991) et au Royal College of Art de Londres (1991-1993) ensuite. Une formation qui, de son propre aveu, lui a permis d’arriver là où elle est aujourd’hui.  » A Londres, j’ai eu accès à un tout autre monde. A tout point de vue. Technique et créatif « , ajoute-t-elle. Plutôt réfractaire aux  » plans de carrière « , Nedda aime avant tout se laisser surprendre. Attirée davantage par l’orfèvrerie que par la création de bijoux – sa première réalisation pour l’Académie était déjà un set de couverts émaillés -, elle se trouve confrontée à un choix binaire.  » Stockholm, où ils prenaient six étudiants par an, et Londres où ils en prenaient douze, se rappelle-t-elle.

Je me suis dit : Stockholm, un froid polaire et six chances seulement d’être choisi. De l’autre côté, Londres, deux fois plus de places, plus proche… et a priori plus amusant. C’est comme ça que je me suis décidée, finalement.  » Un plongeon dans l’inconnu sans préméditation qui pourtant, sera le bon. Première Belge à être admise dans cette section, Nedda El-Asmar se frottera pour la première fois aux contraintes d’une miniproduction – une boîte pour préservatifs qui malgré l’intérêt manifesté par de nombreuses maisons n’a finalement jamais trouvé d’éditeur – et y nouera les premiers contacts professionnels avec la marque Puiforcat.

Depuis quelques jours, la jeune femme a poussé à nouveau la porte de l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers. Mais cette fois-ci pour enseigner.  » J’encadre les étudiants de dernière année, explique-t-elle. J’ai envie qu’ils aient le déclic, qu’ils comprennent ce qu’ils sont en train de faire. Tout en restant ouverts : ce n’est pas parce que l’on s’engage dans une voie qu’il faille s’y cantonner. Autant qu’un savoir-faire, j’aimerais leur faire découvrir une manière de penser.  » Un respect du travail de l’artisan aussi.  » Cela fait partie de notre culture « , martèle Nedda qui au fil des années a donné vie à des pièces exceptionnelles que vous pourrez découvrir jusqu’en décembre prochain dans l’atrium du Grand-Hornu. Des objets élégants et racés, fruits de la  » passion des évidences  » qui anime leur créatrice depuis vingt ans.

Dans votre approche créative, vous voyez-vous davantage comme un artisan qu’un designer?

Nedda El-Asmar : Pour moi, les deux vont de pair. Je suis dans la  » zone grise « . Je ne conçois pas que des pièces uniques. Bon nombre de mes créations sont mises en production. Et il s’agit souvent d’objets utiles. A ce titre, je suis donc un designer. Mais dans ma manière de chercher, de penser, je reste proche de l’artisan. Quand je crée, je commence par dessiner un contour sur papier, que j’affine rapidement à l’ordinateur. Mais j’ai besoin de passer en 3D, de réaliser moi-même, à la main, un prototype en cire ou en bois. Ainsi, on peut réellement montrer l’objet. Il dégage bien plus de choses qu’un simple dessin.

Avez-vous un style formel?

Je suis très intuitive, très libre, dans mon approche. Je ne sais pas dans quelle mesure mon travail est  » reconnaissable  » au premier coup d’£il. C’est peut-être le cas. Mais ce qui est important pour moi c’est que je m’y reconnaisse. Je ne pourrais pas créer par exemple quelque chose pour une maison et le refiler ensuite à une autre si la première n’en voulait pas. J’ai besoin d’un briefing, d’une commande. C’est la collaboration entre une maison et un designer qui fait le produit.

Aimeriez-vous créer tout à fait autre chose qu’une pièce pour l’art de la table?

Bien sûr. J’adorerais créer des meubles par exemple. Je n’ai pas du tout peur de travailler d’une autre manière. J’aime découvrir de nouvelles techniques, de nouvelles matières. C’est quoi le fondement du travail d’un designer, finalement ? Prendre un matériau, regarder comment il se comporte, ce que l’on peut en faire. Après, il y a l’objet que l’on crée, ce à quoi il sert, les émotions qu’il procure, son ergonomie. Cette démarche est la même, que l’on conçoive une lampe, une table ou une bague.

Aimeriez-vous par exemple travailler pour Ikea?

Pourquoi pas. Je ne vois pas pourquoi je refuserais. Je trouve qu’ils font des choses fantastiques. Je me pose juste des questions sur les prix qui sont très bas et les conditions de production. On n’a pas besoin de changer de vaisselle et de couverts deux fois par an. J’ai du mal avec notre société de consommation qui jette et remplace sans cesse. Je préfère la philosophie : j’ai envie d’un objet et je vais économiser le temps qu’il faut pour me l’offrir.

C’est l’avantage de travailler pour l’industrie du luxe, finalement…

Oui, car j’ai plus de certitude que mes créations sont produites dans des conditions correctes. Les produits sont chers car ils ne se font pas tout seul. Derrière, il y a des heures de travail et un savoir-faire. Que nous risquons de perdre en Europe. Des sociétés comme Puiforcat ou Hermès préservent cet artisanat. Cela fait partie de notre culture. Lorsque vous fabriquez un objet de vos mains, vous mettez en forme, au marteau, une feuille de métal. Cela vous procure un réel plaisir. Je sais ce que c’est. Un sentiment d’accomplissement.

Avez-vous un réel besoin de visiter les sites de l’entreprise, de rencontrer les artisans avec lesquels vous allez travailler?

Absolument. C’est important que l’entreprise se retrouve dans mon design et que je m’y retrouve aussi. C’est ce que je suis en train de faire avec Royal Boch. J’aime m’immerger dans une entreprise. Récolter un maximum d’information à son sujet. Je finis par trouver là-dedans quelque chose qui va m’inspirer.

Le quotidien d’un designer est-il conforme à ce que vous imaginiez quand vous avez commencé ces études?

Non. Je n’avais aucune vision de ce que c’était. Et je ne sais toujours pas ce que je ferai dans deux ou trois ans. J’aime rester flexible et prendre les choses comme elles viennent. Je n’ai pas de plan de carrière, je n’en ai jamais eu. Bien sûr, cela m’arrive comme tout le monde de me dire :  » Oh, j’aimerais faire cela.  » Mais pas au point de ne penser qu’à cela. Il faut être patient : entre le premier rendez-vous et la première commande, quatre ou cinq ans peuvent facilement s’écouler…

Vous avez visité le dernier Salon du meuble de Milan. Avez-vous vu des meubles ou des projets qui vous ont étonné?

Les projets du Swarovski Crystal Palace. Je les trouve toujours bluffant. C’est comme si on vous donnait un bac de cristaux en vous disant, voilà faites-en quelque chose. Si on me le proposait, je signerais des deux mains. J’apprécie les partenariats, comme j’ai pu en avoir sur des projets avec le chocolatier Pierre Marcolini, le chef Pierre Gagnaire ou l’écrivain Tahar Ben Jelloun. Les écouter, voir leur vision des choses et en tirer ma propre interprétation.

Créer l’objet  » universel  » capable de plaire à tout le monde, c’est une utopie d’après vous?

C’est difficile de créer un produit 100 % consensuel qui plaira à tout le monde. Et qui en plus soit facile à utiliser. L’important, c’est de se sentir bien dans ce que l’on fait. D’y prendre du plaisir. En faisant de son mieux. Quand je regarde mon travail, je pense qu’il est accessible. Compréhensible. Même s’il n’est pas toujours démocratique pour le portefeuille.

A votre avis, aujourd’hui, dans le design, les styles, les modes changent-ils plus rapidement qu’avant?

Oui, surtout pour les objets bon marché. Tous les six mois ou presque on présente de nouvelles collections. Un peu comme dans la mode. J’ai le sentiment que tout s’accélère. Avant, on gardait son gsm pendant deux ans. Aujourd’hui, au bout de six mois, il est technologiquement dépassé. Vous ne pouvez plus acheter ni les batteries ni les pièces de rechange. Notre rythme de vie est souvent trop infernal. C’est toujours le rush. Qui peut supporter cela ?

Le design est de plus en plus médiatisé. Avez-vous le sentiment que la vision du grand public à son égard a changé?

Les gens sont plus conscients de son importance qu’avant. Lorsqu’ils achètent quelque chose, l’esthétique compte aussi. Les designers industriels ont peur de cela : ils disent que pour le grand public maintenant, le design se résume à une question de forme. Mais la technique et la complexité d’un produit, c’est aussi ça le design. Il y a vingt ans, quand on avait besoin de quelque chose, il fallait juste que cela fonctionne. Point barre. On est devenu plus exigeant. Pourquoi, finalement ? Parce qu’on n’a pas faim, on peut s’offrir ce luxe.

Vos objets contribuent-ils à un monde meilleur?

Je trouve que prendre le temps c’est important. C’est pour cela que j’aime créer des objets pour les moments de la journée où l’on peut s’arrêter et profiter de l’instant présent.

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