Lisette Lombé
Pigments assis, pigments debout
Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
Souvent, c’est plus fort que moi: je dois revenir sur mes pas. Je fais confiance à cette force énigmatique qui me ramène vers la justesse d’une parole ou d’un geste. Revenir écouter un chanteur de rue et découvrir que la chanson suivante de son répertoire est l’une de mes préférées. Revenir vers un tas de cailloux peints et y lire des messages d’espoir, écrits en tout petit, un jour où je ne me sens pas très bien. Dans la marche comme en amour, la ligne droite n’existe pas.
Souvenir. Il y a plusieurs années, alors que j’avais imaginé une exposition autour des tatouages de femmes noires, mon regard fut attiré par une fleur, tatouée sur la cheville d’une passante. J’aurais pu n’y voir qu’un discret encouragement à ne pas laisser tomber mon projet mais, après avoir marché quelques mètres dans le sens inverse de cette inconnue, j’ai rebroussé chemin, vers elle.
«Vous allez sans doute me prendre pour une folle, Madame… On ne se connaît pas… Je suis une artiste et je vais réaliser une expo avec des photographies des tatouages de femmes noires ou métisses. L’idée est encore très fraîche. Ça m’est venu en visitant, avec ma sœur, une expo au Musée Branly, à Paris. Les femmes de ma couleur y étaient quasi absentes. Je ne sais pas quand ça se fera mais ça se fera, j’en suis certaine. Si ça vous intéresse, est-ce que je pourrais déjà prendre votre numéro de téléphone et vous recontacter plus tard?» J’y étais allée au culot alors qu’à l’intérieur, tout tanguait. Je n’en revenais pas moi-même d’avoir utilisé le mot artiste.
Quelques mois plus tard, cette femme s’est déshabillée chez moi et je l’ai prise en photo, des pieds à la tête. La fleur qui m’avait littéralement appelée dans la rue n’était que l’une des dizaines de fleurs qui ornaient le corps de cette femme. Son tatouage masquait de nombreuses blessures. Les motifs floraux, m’apprit-elle, c’était pour tenter de recouvrir l’horreur de la guerre. J’ai encore les larmes aux yeux, aujourd’hui, en repensant à cette rencontre.
Hier, c’est une autre femme noire qui m’a fait revenir sur mes pas: la patronne du salon de coiffure où j’ai mes habitudes. Il est 20 heures. Je passe devant une terrasse de café. Je l’aperçois. Elle est debout, elle crie. Elle dit qu’on n’a pas à l’injurier de la sorte, à lui lancer à la face qu’elle ferait mieux de retourner dans sa brousse. C’est étrange car elle se rassied à la table à côté de ses agresseurs. Elle semble les connaître.
« Ces mots là, je ne les connais que trop. Ce besoin de ne rien lâcher, de se lever, de ne pas se laisser humilier »
Je n’ai pas envie de me mêler d’un différend qui ne me concerne pas. J’avance, je trace. Mais, arrivée au coin de la rue, au moment de tourner sur la droite, j’aperçois ma coiffeuse à nouveau debout, véhémente. Tant pis! J’y retourne! Ces mots-là, je ne les connais que trop. Ce besoin de ne rien lâcher, de se lever, de ne pas se laisser humilier, pas aujourd’hui, pas cette fois, je le comprends tellement. Je pense à Rosa Parks, digne et résolue, dans son bus. Rester assise. Devenir bloc. Geste d’insoumission. Occuper le territoire. Rappel de son humanité.
Je ceinture ma coiffeuse. Je lui répète: «Tu es une grande dame! Tu es une patronne! Nous, on le sait!» Elle se calme un peu, me promet de ne pas repartir dans les tours. Je reprends le cours de ma marche, secouée. C’est aussi à moi qu’on parle mal lorsqu’on lui manque de respect, à elle. Ce n’est pas elle et moi, c’est nous. Les larmes montent. Je suis blessée, choquée, en colère contre ces gens impolis, racistes.
En mettant en mots cet épisode, je ne peux m’empêcher de me demander comment c’est encore possible, en 2022, de nous effacer ainsi en tant qu’humaines, en tant que femmes, en tant que mères de famille, en tant que travailleuses, pour ne voir qu’un singe, qu’une sauvage, qu’un chiffre. Je n’ai pas de réponse simple à avancer. Je recrache sur le papier ma lassitude et mon dégoût. J’ai bien conscience, en sentant cette légère détente du nœud à l’estomac, que mes mots me sauvent du désespoir. Mais qu’est-ce qui console les personnes qui n’ont pas ces mots? Qu’est-ce qui les aide à ne pas se laisser consumer par la tristesse ou la colère? Qu’est-ce qui protège leur dignité? Qu’est-ce qui les fait tenir?
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