Sophie Calle, artiste: « Mes œuvres ne montrent pas mon intimité »

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Kathleen Wuyard

Pour son dernier projet, Sophie Calle a choisi d’invoquer Les Fantômes d’Orsay dans une œuvre protéiforme réalisée avec l’archéologue Jean-Paul Demoule. Le prétexte rêvé pour dérouler le fil d’une vie passée à exposer tout ce que l’ordinaire a de sublime.

J’ai toujours été curieuse. Dans mon enfance, tout particulièrement, et le jeu des adultes qui m’entouraient, et que cette curiosité agaçait, était de ne pas me répondre. Peut-être ai-je trouvé avec mon travail un moyen d’obtenir des réponses à mes questions?

On peut tout à fait se souvenir sans nostalgie. Bien que mon travail exploite souvent mon passé, je ne suis pas nostalgique du tout. Pour moi, les deux ne sont pas forcément liés. Bien sûr, la première fois où je suis retournée au musée d’Orsay, c’était émouvant parce que je cherchais mes marques, la chambre, la salle de bal… Mais cela ne m’a pas renvoyée au temps qui s’était écoulé depuis ma première visite en 1978. Je ne vis pas dans le passé, parce que la vie que j’ai aujourd’hui me plaît autant que celle que j’avais avant: la seule différence avec ma jeunesse est la conscience du temps qu’il me reste. Quoi que j’entreprenne, je me demande si j’ai le temps ou pas de le faire.

Quand on n’a pas de mémoire, on garde tout. Il y a contre un mur de ma maison une trentaine de caisses qui contiennent des agendas, des journaux intimes, les tickets de pièces que j’ai aimées et dont je ne me souviendrais pas du titre autrement… Je n’ai aucune idée ce qu’il en adviendra, mais je détesterais qu’on exploite mes archives personnelles. D’ailleurs, j’ai chez moi des enveloppes sur lesquelles il est écrit: «Si vous m’aimez, à ma mort, ne lisez pas, détruisez.» Je ne pourrais pas jeter mes journaux intimes, parce que je pourrais en avoir besoin un jour pour rattraper l’un ou l’autre souvenir, et en même temps, l’idée que quelqu’un puisse les lire quand je ne serai plus là ne m’est vraiment pas agréable.

Ce n’est pas à moi de décider comment je suis perçue. Je n’ai jamais volontairement cherché à semer les gens en route ni à brouiller les pistes ; je ne fais que créer mes histoires en essayant de trouver une certaine poésie dedans, de bien écrire, de faire des photos correctes… «Artiste» est un qualificatif qui englobe tout ça ainsi que la mise en scène que cela nécessite, mais si je dis à la douane que c’est mon métier, pour eux, je ne corresponds pas au profil: artiste c’est chanteur ou acteur. Tant que les gens ne disent pas de moi quelque chose qui m’offense ou que je trouve injuste ou mensonger, je ne me pose pas la question de savoir comment on me décrit.

‘Je ne veux pas observer les moments heureux, je veux les vivre.’

Mes œuvres ne montrent pas mon intimité. Même si je raconte ce qui est arrivé, ce n’est pas ma vie parce qu’une rencontre de quinze minutes, sans les dix ans qui l’ont précédée et les cinq ans qui l’ont suivie, ce n’est qu’une fraction d’une histoire d’amour. Dès l’instant où je choisis les mots pour raconter un moment précis, même s’il s’est vraiment produit, je ne raconte pas mon histoire, j’écris un texte.

Les choses gaies, je les vis plutôt que de les raconter. Beaucoup de gens pensent savoir qui je suis mais n’en ont aucune idée. Ce qui les surprendrait le plus? (NDLR: elle interroge son compagnon). Ma joie de vivre. Elle transparaît très peu dans mon œuvre, parce que quand je suis dans un lieu que j’aime avec les gens que j’aime, je ne prends pas mon appareil photo ou mon carnet de notes: je ne veux pas observer les moments heureux, je veux les vivre. Par contre, les moments difficiles, je veux mettre de la distance entre eux et moi, et les raconter me le permet. C’est le cas notamment du film qui montre la mort de ma mère, qui est ainsi devenue un projet, ce qui me permet d’en parler sans larmes. D’une certaine manière, quand je transforme ces moments malheureux, je m’en éloigne mais je leur permets aussi de rentrer dans ma vie sans que ce soit par le biais de la douleur ou de la nostalgie.

C’est toujours l’absence qui motive mon travail. Suivre quelqu’un que je ne connais pas, sans réciprocité sentimentale… Ce n’est pas l’amour, c’est ce qui n’est plus là: ma mère qui meurt, un homme qui part, un tableau volé. Je lis très peu ce qu’on dit de moi, et de toute façon, ce que les gens pensent de moi leur appartient: c’est à mon travail qu’ils répondent et si je montre mal mes intentions, c’est moi la fautive.

Parler de la violence du monde tout en restant léger est un coup de maître. C’est pour cela que le pavillon de Francis Alÿs est mon coup de cœur de la Biennale de Venise. J’y suis retournée six fois, j’ai regardé tous les films et j’ai trouvé ça à la fois politique, drôle, poétique et beau. C’est un immense artiste qui parvient à être extrêmement profond et extrêmement subtil à la fois – une prouesse qui fait rêver.

Les Fantômes d’Orsay, au Musée d’Orsay, à 75007 Paris, musee-orsay.fr Jusqu’au 12 juin. L’expo s’accompagne d’un livre, L’ascenseur occupe la 501, publié chez Actes Sud.

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