Chronique | À son origine, le Trivial Pursuit s’appelait « Quelques arpents de pièges »

Dans cette chronique, rien n’est en toc. Chaque vérité, cocasse ou sidérante, est décortiquée par un journaliste fouineur et (très) tatillon qui voit la curiosité comme un précieux défaut.
On est samedi soir. Vous avez invité Corinne, Raphaël, Nourdine et Eglantine. La raclette était délicieuse, le vin était correct, la crème brûlée était trop brûlée mais tant pis, et il est temps de passer à l’ultime phase de la soirée: le divertissement. Même si ce bon vieux Pictionary n’est pas bien loin, Raphaël insiste pour jouer au Trivial Pursuit, convaincu qu’il va rétamer tout le monde grâce aux questions sport. La partie commence. Lancement du dé. Case orange pour Eglantine. La question: dans la famille des jeux de société les plus vendus au monde, quelle place occupe le Trivial Pursuit? La réponse fuse: la troisième place du podium, derrière l’invincible Monopoly et le vénérable Scrabble. Bravo, bien joué.
C’est au tour de Nourdine de jouer, on sait qu’il accumulait les échecs au collège, il faut donc s’attendre à tout. Case brune, catégorie histoire. La question: qui a eu l’idée d’inventer ce drôle de Trivial Pursuit où, pour gagner, il faut à la fois avoir une culture générale en béton et aimer le camembert? Nourdine hésite. Heureusement, il y a trois propositions. A) Laurel et Hardy. B) Bonnie & Clyde. C) Chris Haney et Scott Abbott. Faisant preuve d’un sens de la déduction pour le moins affûté, Nourdine choisit la réponse C… et il a raison. On est le 15 décembre 1979 lorsque les deux Canadiens Chris Haney et Scott Abbott, amis et journalistes pour La Gazette de Montréal, disputent une joyeuse partie de Scrabble en enchaînant les Canada Dry (NB: en fait, je ne sais pas trop ce qu’ils buvaient exactement ce soir-là, mais vu que ça se passe au Canada, je me permets de romancer un peu le récit tout en essayant d’être le plus réaliste possible).
L’ambiance est à son comble – c’est la magie du Scrabble –, les deux amis rient à gorge déployée face aux mots parfois incongrus qu’ils proposent – et Dieu sait combien les Canadiens en possèdent, des mots incongrus. Mais un drame survient: ils constatent que des lettres manquent dans le sachet, ce qui provoque la fin prématurée de la partie.
Pour rappel, nous sommes en décembre, au Québec. Autant dire qu’il n’est pas question d’aller siroter un mocktail en terrasse. Les deux gaillards décident donc… d’inventer un autre jeu. Les heures passent, et petit à petit, ils imaginent un grand plateau de culture générale avec des catégories littérature, sport, art ou géographie. Un succès garanti, ils en sont convaincus. Au point que, dès le lendemain et pendant les mois suivants, ils se mettent à rédiger 6.000 questions tout en parvenant à récolter 40.000 dollars pour financer leur projet.
C’est maintenant à Corinne de lancer le dé. Grosse angoisse autour de la table: Corinne ne se contentait pas d’accumuler les échecs au collège, elle détient probablement le record d’années doublées par une seule personne dans un même collège. Case orange: comment s’appelait le jeu lors de son lancement en 1981? Bien sûr, Corinne n’en sait fichtrement rien. Mais elle est pardonnée, puisque la réponse est: Quelques arpents de pièges. Un nom qui, certes, fait d’abord référence à un vieux film québécois (Quelques arpents de neige) mais qui rappelle surtout à quel point les Canadiens sont des gens étranges – heureusement qu’ils ont inventé Pamela Anderson, sinon, je pense que je les prendrais pour des gens infréquentables.
Au tour de Raphaël de jouer, même s’il commence à se faire tard. Case histoire, encore. A combien d’exemplaires s’est écoulé le jeu mythique au fil des décennies? Raphaël se met à bouder, il a bu trop de whisky et il voulait une question sport. Au hasard, il répond néanmoins «100 millions!»… et l’estimation est exacte. Autant parler de gloire pour ce jeu qui, bien sûr, changera de nom pour se faire appeler Remue-méninges et, enfin, Trivial Pursuit. Une renommée mondiale phénoménale, qui a déjà connu près de 70 versions (Disney, Harry Potter, Star Wars…), qui a été adapté en jeu télé et qui a même fait l’objet d’une (émouvante) chanson de Renaud.
La soirée se termine doucement, Raphaël est bourré, Nourdine zone sur Facebook et Eglantine revendique la victoire. Corinne, elle, propose de raccompagner Raphaël qui, en fermant la porte, lâche un vaillant «On s’appelle et on se fait un docteur Maboul ou quoi?»
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