Lisette Lombé

Chronique: On n’oublie pas, qu’elles disent

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

Hier, à Liège, dans les parages de l’école de mes enfants, inauguration d’une sculpture commémorative pour les victimes de féminicide. Les prises de parole commencent sous la pluie avant que le soleil n’illumine les joues. Impossible de ne pas voir un signe, une invitation à poursuivre les luttes, dans cette trouée inespérée du mauvais temps. Moment inoubliable que toutes ces femmes réunies, debout, épaule contre épaule, pour honorer la mémoire des mortes, pour redire justice et sororité. Beau aussi, ces hommes alliés de la cause et cette jeunesse au taquet, motivée et solidaire. La relève, les forces vives. Une amie répète: «Que de chemin parcouru en dix ans!» Une autre dit: «Je ne pensais pas que ma mère viendrait.» Une autre lance: «On peut être vraiment fières de nous!» 

Parfois, il m’arrive de pleurer sur scène et j’assume ces larmes mais cela faisait très longtemps que je n’avais plus partagé un texte avec, déjà, un mouchoir à la main, en commençant celui-ci. La poésie peut rendre audible l’indicible mais ne peut pas relier les cœurs de la même manière qu’un témoignage de survivante de violences conjugales. Je remercie cette femme, mère de famille, ayant pris le micro avant moi, pour son incroyable courage. Merci pour mes joues mouillées de cette eau-là. 

‘Merci pour mes joues mouillées de cette eau-là.’

Lisette Lombé

La veille, j’appréhendais ce rassemblement. Je peinais à terminer mon texte. Pression de la clôture poétique d’événements hautement symboliques. Recherche de justesse, équilibre entre pudeur et pugnacité, équidistance entre dénonciation des faits, recueillement et célébration des avancées en matière de droits des femmes. La veille, j’avais emporté mon calepin au salon de coiffure et m’étais fait tresser les cheveux en relisant mes notes. 

Pour les poétesses, la matière inerte n’existe pas. Un arbre tremble. Une pierre patiente. Un chemin s’ouvre à des choix de vie. Un banc respire l’air du temps. Evidemment, l’œil pressé ne saisit rien de ces mouvements discrets de la nature ou des objets. Je m’adresse donc à toi, chère sculpture, comme corps vivant aux multiples visages, comme chair de bleu et de bronze, comme mémoire collective et comme cascade qui inverserait le courant des coups. Demain, nous ne serons plus là pour expliquer aux gens le pourquoi de ta présence, pour expliquer le processus de ta création, l’élan, les rires, l’intention de l’artiste. Jour de ta naissance, chère sculpture, dans cet espace public, beau et blessant à la fois. Nous connaissons le prix d’une telle exposition au monde des passants. Comme nous, tu ne seras jamais à l’abri du geste gratuit. On te critiquera, on te trouvera moche ou inutile, on se moquera de toi. On te taguera, on te détériora, on te pissera dessus, peut-être. C’est déjà écrit. 

Aujourd’hui, je respire calmement, dans un train de retour de Bruxelles, après une rencontre autour de la romancière Albertine Sarrazin. Née en 1937, décédée en 1967. Incandescence, passage express sur cette terre, comète, ovni littéraire, redécouverte par la nouvelle génération. Peut-être l’avez-vous lue plus jeune? Leçon d’irrévérence pour l’adolescente trop sage que je fus. Invitation à l’audace, à croquer la vie à pleines dents pour l’adulte que je suis. Il y a des livres que l’on doit relire vingt ans plus tard pour en saisir tout le sel. Ce qui marche pour les livres vaut aussi parfois pour les anciennes amours.

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