Anne-Françoise Moyson

Edito | «Les refuges perdus mériteraient qu’on les étoile»

Elle promet monts et merveilles. Et elle tient sa promesse: au bord d’une combe, un lambeau de neige éternelle; au détour d’un sentier, une ancolie des Alpes rare et irrésistible; sur une crête, au loin, à l’horizon, un chamois immobile… Comme la montagne est belle, on n’est pas la seule à le penser très fort. Est-ce parce qu’elle agit sur nous, profondément? Quand on prend de la hauteur et qu’on arpente ses sommets, en version balade ou en cordée, les grandes questions existentielles ne vous y prennent pas en traître. Elles se découpent avec netteté dans l’air cristallin, comme les aiguilles enneigées dans les aurores neuves. Elles vous font comme un manteau ouatiné de partage d’humanité. Alors les tentatives de réponses ne nous semblent plus échevelées, on les croit à portée de la main. Et l’on confesse volontiers qu’avec un fol espoir on est venu y chercher ce qui n’est pas illusoire.

Dans cette solitude escarpée, loin de la merditude des choses, le présent nous traverse, pas moyen d’y échapper, et c’est très bien ainsi. Un pas suit l’autre qui précède le suivant, on chemine et on monte, même si on n’ignore pas qu’il faudra bien finir par redescendre. On emportera alors avec soi, pour les longues soirées d’hiver, cette intimité avec les pierres, les grondements de la terre, les fulgurances de la lumière, le cri strident des marmottes. Et l’on se souviendra longtemps encore du parfum de cette tarte aux myrtilles qui avait tout de généreux — les refuges perdus mériteraient qu’on les étoile.

Il arrive que les souvenirs s’estompent, on se (re)plongera alors dans les récits de Paolo Cognetti, l’auteur de Les Huit montagnes, traduit en plus de 31 langues, qui quitta Milan à même pas 30 ans, en 2007, «submergé par un sentiment d’abattement et de désillusion». A bout de forces, en un ultime coup de rein qui allait le sauver, il s’installa à Estoul, hameau oublié du Val d’Aoste, qu’il arpentait enfant. Avec pour tout royaume une baita, sa petite maison d’alpage, il fait corps avec le paysage, «là où les derniers conifères cèdent la place aux hauts pâturages». Depuis, il y chante son amour pour la montagne et ses habitants. Tout comme nos journalistes, eux aussi tombés en amour.

Il ne sera surtout pas question d’exploit, de sommet battu à plate couture, de camp de base surfréquenté et d’emballages de repas lyophilisé abandonnés là parce qu’après moi les mouches. Et le temps d’un voyage immobile, on fera taire nos grandes angoisses qui nous rappellent à l’ordre – le permafrost mal en point, la fonte des glaciers, les éboulements catastrophiques, les frontières disputées, les saccages signés par les humains. Rien qu’un instant, celui de la lecture, on écoutera donc le vent dans les mélèzes, le chant du coq des montagnes, la cavalcade du petit torrent et les cloches des vaches en transhumance. Quand je serai grande, je serai Heidi.

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