Lisette Lombé
Inverser les situations répond à bien des questions
Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
Je suis couchée à plat ventre dans l’herbe. Je me repose dans un parc situé entre la gare de Lille Flandres et Lille Europe, exactement au centre d’un vaste espace vert.
Je me plais à croire que là, loin des bancs, loin des aires de jeu, loin du passage des gens, je suis comme retranchée sur un îlot de calme. Contact apaisant avec le sol. Caresse du soleil doux d’automne sur ma nuque. Savourer chaque seconde. Ne rien faire, qu’écrire. Je participe tout le week-end à un festival où la littérature belge est mise à l’honneur.
Sur les affiches et sur les flyers, on qualifie celle-ci d’indisciplinée. Je me demande quand même comment des auteurs si disciplinés au quotidien (et dont je fais partie) peuvent bien créer de la littérature sauvage, surréaliste, frontale, transgressive, remuante. La soirée de la veille, aux côtés des autres poètes nationaux de Belgique, a été à la fois douce et déjantée.
Les discussions informelles de l’hôtel à la scène et de la scène à l’hôtel resteront gravées dans un pli du cœur. En ce début d’après-midi, je devrais assister aux lectures de mes collègues mais l’appel du grand air a été le plus fort. Je règle l’alarme de mon téléphone au cas où je m’endormirais. Il ne s’agirait pas de louper ma propre intervention. Petits calculs de femme alanguie. Je me dis que si le public agit comme moi, préférant le vent sur les joues à l’espace feutré des rencontres et des dédicaces, nous serons bien peu pour deviser autour de nos romans.
Comme d’habitude, casque sur les oreilles. Evasion. Musique du film La grande Bellezza. En quelques mesures, le morceau intitulé The Lamb transforme le paysage environnant en cathédrale à ciel ouvert. Les arbres semblent se parer d’une lumière nouvelle et devenir des éléments de vitraux singuliers. Camaïeu de verts. Quand je suis dans cet état-là, mon écriture est déliée, généreuse. Les mots bondissent sur le papier, précèdent la pensée organisée.
Comme par miracle, le grésil assourdissant de l’actualité est temporairement maintenu à distance. Je chéris ces moments de grâce, poreuse à la majestuosité de l’âme humaine, habitée par un grand calme intérieur. J’ai ressenti un état identique, il y a une quinzaine de jours, dans le parc en contrebas de la basilique Notre-Dame de la Garde, à Marseille. Les tracasseries, les cases en rouge dans l’agenda semblaient s’être dissoutes à l’ombre de l’édifice religieux.
Je chéris ces moments de grâce, poreuse à la majestuosité de l’âme humaine.
Une phrase gravée sur une plaque de marbre dans l’une des nefs latérales viendra à ma rencontre, comme pour éclairer les doutes du moment : « Artisans d’amour, travaillons sans cesse à établir la paix en la mettant d’abord dans nos cœurs. »
Malheureusement, cette chronique a été interrompue à trois reprises. Par trois hommes. Un premier a voulu me faire savoir que nous avions en commun un goût pour le repos sur l’herbe. Il avait coincé deux baguettes sous l’une de ses aisselles. J’ai imaginé une femme et des enfants qui l’attendaient à la maison pour dîner.
Un deuxième m’a demandé une cigarette. Je lui ai répondu que je ne fumais pas mais ma réponse négative ne l’a pas invité à passer son chemin. Il a cru me faire un compliment en me disant que c’était vraiment dommage qu’une belle femme comme moi soit célibataire. Je lui ai demandé ce qui lui faisait croire que j’étais célibataire. Il m’a répondu qu’un mari ne laisserait pas sa femme s’asseoir ainsi, seule, au milieu d’un parc.
Enfin, un troisième a tenté de me mettre en garde contre les jeunes hommes qui draguaient des femmes paumées dans le seul but d’obtenir des papiers. Certains jours, je suis plus patiente. Je peux concéder quelques minutes de pédagogie sur le droit à ne pas être importunée dans l’espace public mais là, je sens à quel point la lourdeur de ces hommes me crispe, me dérange, me pèse.
Leurs pieds dans la porte, leurs gros sabots, leur insistance, leur certitude d’être intéressants. Est-ce qu’il me viendrait même à l’esprit de faire un truc pareil, moi ? Foncer vers un type se reposant tranquillement au soleil, couché dans l’herbe, au milieu d’un parc, casque sur les oreilles, et m’asseoir à côté de lui et le questionner sans aucune gêne. Inverser les situations répond à bien des questions.
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