Kathleen Wuyard-Jadot
« Manger seul au resto est un plaisir qu’il est insensé d’interdire »
Alors que certains établissements barcelonais ont pris la décision de refuser l’entrée aux dîneurs qui mangent seuls, notre journaliste Kathleen Wuyard, épicurienne devant l’éternel, dénonce ce qu’elle considère comme une ibère mauvaise idée. Et en profite pour vanter les mérites de ce qu’elle voit comme « la forme ultime de self care ».
Si elle avait été relayée par tout autre média que le vénérable El Pais, parangon du journalisme qualitatif, on aurait pu croire au hoax, ou du moins, à l’info volontairement grossie à vue sensationnaliste. En l’état, on se contente d’avaler de travers une nouvelle difficile à digérer, plusieurs restaurateurs barcelonais ayant en effet décidé de refuser l’entrée de leur établissement aux personnes désireuses d’y dîner seules.
À l’heure d’écrire ces lignes, aucune raison officielle n’a été avancée pour justifier ce parti pris, bien que la préférence assumée des mêmes restaurateurs pour les groupes laisse supposer des motifs économiques. Compréhensible, en temps de crise? En théorie, le calcul fait sens, sauf que la gastronomie n’est pas une discipline mathématique mais bien une ode au plaisir.
À commencer par celui, bien trop mésestimé, de manger seul au resto.
Pour le plaisir
Car il s’agit bien-là d’un véritable plaisir, voire même, d’une des formes les plus exquises du self-care qu’on nous sert désormais à toutes les sauces. Qu’y a-t-il en effet de plus délassant (et de plus délicieux) que de s’offrir une parenthèse où on ne se concentre sur rien d’autre que le contentement des sens?
Pas de conversation à entretenir, pas de calculs d’apothicaires à faire au moment du choix des plats ou de la division de l’addition, pas de cuisine, pas de vaisselle, aucune obligation, juste le plaisir de s’offrir un tête-à-tête avec soi-même et ses envies.
Lire aussi: On a testé: Manger en pleine conscience
Dans un monde au rythme toujours plus effréné, qui glorifie le profit alors même que les trains de vie sont déraillés par le coût exponentiel de la vie, on peut comprendre que les restaurateurs, qui sont au fond des entrepreneurs, avec des factures à payer et des charges qui ne font qu’augmenter, repensent leur business model. Il est toutefois regrettable que cela implique que l’acte de manger seul au resto devienne un luxe (littéralement) inaccessible.
Discrimination indigeste
Avec l’avènement des plateformes de réservation en ligne, déjà, il était devenu compliqué de réserver une table pour moins de deux personnes, nombre minimum proposé arbitrairement par la plupart des restaurants, qu’il fallait alors contacter par téléphone (s’ils disposaient encore d’une ligne) ou bien duper, regrettant une fois l’heure de la réservation venue que finalement, notre prétendu compagnon de table « n’ait pas pu nous accompagner », avant de dégainer le livre ou le magazine avec lequel on avait toujours compté partager cette tablée.
Une expérience sensorielle qui pourrait bientôt appartenir au passé si, dans la foulée de la popularisation de l’enregistrement d’une carte de crédit pour pouvoir réserver une table (la faute aux annulations de dernière minute) ou du gonflement des prix de la plupart des cartes (pas merci la crise), d’autres restaurateurs décident de s’y mettre et de réserver eux aussi leurs tables aux gourmets venus au pluriel. À moins qu’une telle discrimination ne soit jugée anti-constitutionnelle? En Espagne, les autorités barcelonaises auraient saisi l’association des restaurateurs ainsi que le gouvernement de Catalogne afin de tirer la situation au clair.
Manger seul au resto, une profession de soi
En espérant que tout ceci ne soit qu’une erreur amère: si notre société favorise toujours plus l’individualisme, elle n’a pourtant de cesse de stigmatiser la solitude, alors même que les sacrosaints modèles du couple et de la famille nucléaire font de moins en moins office de sacerdoce. Que ce soit par choix (à l’image de l’auteure de ce billet, mariée et très heureuse de l’être, ce qui ne l’empêche pas de savourer ses épisodiques repas solo) ou bien par obligation, entreprendre seul des activités que tous les autres pratiquent à plusieurs ne devrait pas être vu comme une source de problèmes mais plutôt être célébré.
Car il en faut (au début du moins) du courage pour oser s’offrir en pâture aux regards curieux des autres dîneurs, qui ont tendance à s’interroger de manière plus ou moins discrète sur les raisons qui font qu’une seule chaise de votre table est occupée. Tout comme il faut avoir fait un formidable travail sur soi pour réaliser, dans un monde qui continue à élever le couple au rang de modèle, que ce n’est pas parce qu’on est seul·e qu’on doit mal s’accompagner et se refuser des plaisirs qu’on mérite tout autant que celles et ceux qui peuvent se les (faire) offrir.
Plus que la réponse à un besoin primaire, manger seul au restaurant est à la fois un délicieux acte militant – et aux restaurateurs qui craindraient qu’une table pour une personne représente une addition forcément moins que si elle comptait deux couverts au moins, on répondra que quand on s’aime, on ne compte pas. Entrées, plat, fromage et dessert? Il faut bien ça pour prendre le temps de savourer sa propre compagnie et le moment présent – là où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir, et les établissements qui ne boudent pas celui de manger seul pourront en juger au moment de présenter l’addition. Un par table, table pour un!
Lire aussi: La solitude, calamité ou plaisir?
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici