L’art viscéral de Damien Jalet, chorégraphe du film Emilia Perez

© Laetitia Bica
Anne-Françoise Moyson

Damien Jalet (48 ans), né à Uccle, nourri de théâtre et de musiques polyphoniques, est entré dans la danse comme on entre dans les ordres. Artiste associé à Charleroi Danse, au réalisateur Luca Guadagnino ou à Madonna, il a chorégraphié la comédie musicale Emilia Perez de Jacques Audiard, en salle actuellement. Avec cette énergie phénoménale qui le tient centré.

La beauté des rituels

Le Japon a changé ma vie. C’est mon endroit préféré au monde, peut-être est-ce parce que c’est une culture qui ritualise tout… C’est d’une complexité, d’une beauté et d’une précision folles. Je suis fasciné par les îles volcaniques. La relation à la nature y est extrêmement spécifique, on n’y prend pas les choses pour acquises parce qu’elle y est tellement imprévisible et violente que cela génère une tension et une espèce de respect et de crainte que je trouve inspirantes. Le Japon a ritualisé et précisé tout cela d’une manière absolument formidable.

Un flash

Il y a des avants et des après. J’ai conservé intact ce flash que j’ai vécu enfant. J’avais 3 ans et j’avais été voir avec mes parents le Faust du Théâtre de Toone, au Parc de Bruxelles. Quand le diable est entré sur scène, j’ai commencé à hurler de joie et à frapper dans les mains alors que tous les autres enfants pleuraient parce qu’ils avaient peur. C’est un diable à l’accent belge qui m’a donné envie de faire du théâtre. Dès le lendemain, je jouais avec les serviettes rouges de ma mère, je trouvais qu’elles ressemblaient à des rideaux. J’étais parti pour devenir acteur.

Irradiation

Si tu ne bouges pas, tu meurs. Ce que j’ai vécu à Paris le 13 novembre 2015 irradie dans tous les choix que je fais. Ce jour-là, je marchais rue de Charonne, juste en face du café La Belle Equipe, une voiture s’arrête, un homme en sort, me sourit et 20 secondes plus tard, je le vois tirer à la kalachnikov sur les gens en terrasse, avec un sang-froid et une telle douceur sur le visage… Je suis resté des secondes incalculables complètement figé à le regarder. C‘est un moment vertigineux. Et puis j’ai eu l’impulsion de me mettre à courir. Si j’avais laissé la peur me paralyser, je ne serais pas là pour en parler, cela a changé mon rapport à ce que je crée.

No bullshit

Le corps ne peut pas mentir. Il y a une sincérité quand on le travaille, quand on part dans une exploration physique et artistique de ce corps. Comme on est complètement soumis aux lois physiques et biologiques, il y a no bullshit. J’ai découvert le travail des chorégraphes belges, Wim Vandekeybus, Anne Teresa De Keersmaeker, Alain Platel… quand j’étudiais la mise en scène à l’INSAS. J’aimais leur liberté d’approche, cette danse non éthérée. J’étais très physique à l’époque et j’avais de moins en moins besoin de parler, je trouvais que les mots pouvaient avoir beaucoup d’ambivalence et être convoyeurs de mensonges. Je suis entré dans la danse comme on entre dans les ordres.

‘La danse, je l’ai choisie pour sa capacité à pouvoir se confronter à tous les autres mediums et à s’y fondre.’

Emilia Perez

Monter les marches à Cannes, c’est surréaliste. Le monde entier a les caméras braquées sur toi, il règne une espèce d’hystérie folle mais très protocolaire, avec des énergies opposées. J’étais assis à côté de Selena Gomez, je découvrais Emilia Perez à travers ses yeux, il y avait un truc électrique. Contrairement à un spectacle qu’on peut constamment transformer, qui continue d’évoluer, un film, cela existera pour toujours, avec un côté un peu absolu. Donc si tu n’es pas satisfait du travail, cela durera, un peu comme une casserole. Si à l’opposé, il inspire les gens, cela génère des ondes positives… Quand la salle s’est rallumée, j’étais très ému, nous l’étions tous, c’était magnifique. C’était quand même très casse-gueule: faire une comédie musicale sur un narco qui change de sexe tourné au Mexique avec un réalisateur blanc de 71 ans. Mais j’ai toujours eu une foi énorme dans ce film.

Un art viscéral

La danse est pour moi l’art le plus viscéral. Mais je ne suis pas forcément intéressé par son côté niche. Et toutes les collaborations que j’ai pu faire avec le cinéma, les arts plastiques, le théâtre ou des musiciens comme Thom Yorke, c’est une manière pour moi de la faire sortir de son contexte ronronnant, institutionnel et ultraprotégé. Et ce medium, je l’ai aussi choisi pour sa capacité à pouvoir se confronter à tous les autres mediums et à s’y fondre.

In bed with Madonna

Je suis intuitif. Et toutes mes collaborations se sont faites de manière extrêmement organique. Même ma rencontre avec Madonna. Elle a vu le film Suspiria pour lequel j’avais créé les chorégraphies, elle m’a appelé, je l’ai rencontrée chez elle, on a parlé pendant deux heures en tête-à-tête… Je me pinçais en me disant «Putain, je parle avec Madonna». J’étais très ému parce que je pensais au gamin de 14 ans que j’étais, qui était obnubilé par elle. J’avais été voir sept fois In Bed with Madonna au cinéma, parce que c’était le seul endroit où l’on pouvait voir deux hommes qui s’embrassaient et que c’était réjouissant, contrairement à tous les autres films de l’époque, ils n’avaient pas besoin de mourir du sida à la fin.

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