Le phénomène des chorales: Pourquoi ça fait du bien de chanter tous en choeur

Anne-Françoise Moyson

Chanter, c’est bien. Mais chanter en chœur, c’est mieux. Car l’effet est euphorisant et fédérateur. Voilà pourquoi les ensembles vocaux ont le vent en poupe. Pour mieux le comprendre, on a testé pour vous une immersion dans une chorale, grisée de tant de souffle.

Les instructions étaient claires, il fallait «arriver le ventre léger», porter un «pantalon type jogging non serrant» et un tee-shirt de couleur claire afin que Jérôme Porsperger, le prof de chant, «puisse observer le mouvement du diaphragme». Il fallait aussi essayer de «dormir en suffisance la veille» et tenter, «si possible, de ne pas arriver sur les rotules». Autant avouer d’emblée qu’il fut un peu difficile de réussir à suivre à la lettre ces deux derniers conseils. Qu’à cela ne tienne, on est mardi soir, on s’est inscrite à Corps Voix Chant, la première séance bruxelloise d’un cycle de dix qui permet de plonger à pieds joints dans le plaisir de chanter, chanter ensemble, de 19 heures à 21h30.

37 millions d’amis

On n’est pas la seule à avoir franchi le pas: les chiffres sont là, éloquents, qui disent l’engouement pour les chorales. On sait que 4,5% des Européens font partie d’une chorale, soit 37 millions de chanteurs et 1 million d’ensembles répartis sur le continent européen. Dans le top 3 des pays qui chantent à gorge déployée, l’Autriche, avec 11% de chanteurs, les Pays-Bas et la Slovénie, puis, plus bas dans la liste, la Belgique, un peu à la traîne avec 3,8% de choristes. Il n’empêche, le Belge est amateur. Marie-France Bouvy, responsable des projets pour A Cœur Joie, la fédération chorale Wallonie-Bruxelles, prend le temps de faire le décompte. L’association regroupe 205 chœurs et quelque 8.000 membres, qui se répartissent en chorales enfants, de 4 à 15 ans, de jeunes, de 15 à 30 ans et d’adultes, sans limite d’âge. Elle y est active depuis trois décennies, elle a donc vu le paysage changer. «Nous existons en Belgique depuis 1959, il y avait alors 3 chorales. Et cela n’a fait que croître! En 1994, il y en avait 87. Et puis il y a eu un avant et un après avec le succès du film Les Choristes en 2004 et un bel effet boule de neige. En 2019, nous comptions 7.000 membres et 180 chœurs.» Et depuis elle a vu un engouement post-Covid, il faut dire que les chorales les plus créatives ont innové pendant le confinement et quand il s’est agi de chanter IRL, de nouveaux ensembles ont vu le jour, avec cette appétence grandissante à «retrouver le plaisir de la vibration commune».


500 millions de neurones

A Corps Voix Chant, personne ne se connaît encore, on est douze, on a entre 20 et 60 ans, on est en jogging, sans chaussures, un peu crispés, c’est humain, avec sur les épaules une journée de travail, une liste de soucis et, pour ma part, aucune envie de devenir Taylor Swift, juste apprendre, découvrir, se sentir vivante. «On n’est pas au boulot, on n’est pas en famille, on n’est pas dans le métro, on est à Corps Voix Chant, préambule Jérôme Porsperger. C’est votre petite bulle, on va se faire du bien, on va vivre une aventure, ne vous foutez pas la pression. Respirez, relâchez les épaules, silence, c’est bon, non?» Et puisque chanter, c’est «créer de l’espace», on commence par quelques petits exercices corporels, un peu de stretching, c’est timide au début, mais on lâche prise peu à peu. «Laissez circuler l’air», répète-t-il. Les mâchoires se relâchent, les bâillements s’enchaînent, sans les avoir provoqués, ils sont l’excellente preuve que l’on se détend. Et voilà que la glace est brisée, on s’assied en rond, on se présente, chaque prénom est repris en chœur, en chantant, à trois reprises, la bouche largement ouverte, ça vibre, c’est presque joli. Jérôme nous invite à saliver, on se passe la langue dans la cavité buccale et il en profite pour balancer quelques chiffres étonnants: «On chante avec son deuxième cerveau, son ventre, or les intestins contiennent 500 millions de neurones, le cerveau 500 milliards, celui d’un chien 200 millions, on chante donc avec son petit animal!»

Jérôme Porsperger

Le reflet de l’âme

Avant de se jeter à l’eau, histoire de se préparer au mieux, on avait sollicité les conseils d’une professionnelle. La mezzo-soprano Aveline Monnoyer, qui rendit hommage à l’artiste lyrique belge décédée à 35 ans, Jodie Devos, le 13 octobre dernier, lors d’un Concert Voce Angeli, nous avait d’emblée prévenue. «Il faut prendre soin de son corps, éviter les nuits blanches, chauffer sa voix et surtout pas de choco, c’est mortel, en tout cas pour ma voix! Ce n’est pas un instrument fixé une fois pour toutes, il faut bien se connaître. Aristote disait que la voix est le reflet de l’âme et des émotions…» Elle dont le répertoire s’étend à l’opéra, à la musique sacrée, à la mélodie et au Lied nous confia alors, soudain gourmande: «Chanter en chœur, cela me fait comme une délicieuse glace au chocolat plein de vanille caramel, c’est comparable à toutes les mini drogues et aux moins mini! On peut vraiment vivre un moment d’extase. Et pousser le son dans une qualité la plus pure possible, cela accentue l’intensité de ce plaisir.» Et de rappeler que «chanter ensemble, c’est très ancien et c’est un liant social. Car le chant choral, amateur ou pas, génère une appartenance à un groupe parce qu’on fait l’effort de s’écouter soi et l’autre aussi. Et il a un côté moins stressant, on n’est pas seul responsable, car quand on chante, on est nu, vraiment, il n’y a pas d’autres mots. Et dans un chœur, on l’est un peu moins…» On ne savait pas encore combien elle disait vrai.

Aveline Monnoyer

« Chanter en choeur, celma me fait comme une délicieuse galce au chocolat plein de vanille caramel » (Aveline Monnoyer)

« I feel you… »

Doucement, on joue le jeu de Corps Voix Chant, on fait vibrer nos cordes vocales, on muse, on passe aux voyelles, au «i» qui résonne dans le nez. Les voix sont encore mal assurées, dans la découverte de soi. Mais quelque chose lâche. Et plus encourageant que jamais, Jérôme entonne la première phrase du chant du soir «Mother I feel you under my feet» et nous avec lui… On n’est décidément pas à l’école, il y met de l’empathie, de la joie, de la générosité, du sérieux aussi et des ferments de liberté. On comprend qu’on travaille presque inconsciemment sur les croyances limitantes et les blessures d’enfance – les «tu chantes comme une casserole» ou «tu te la pètes, tu te prends pour une artiste». Il sait combien ces remarques font du mal, durablement. «J’ai aussi été cassé par des profs de chant ou de maths», dit-il. Voilà aussi pourquoi on n’aura pas de partition. «Dès que j’en sors une, précise-t-il, je sens en un centième de seconde les deux tiers des gens se raidir.» Cela me convient parfaitement, je ne sais pas lire les notes – sur un quart de page, il a dactylographié les quatre phrases de la chanson très Pachamama de Windsong Dianne Martin, avec la traduction, les temps et les voyelles ouvertes soulignés.
On se met à bouger, ça ressemble à une danse, un pied devant et puis l’autre, un pied derrière et encore, on marque la pulsation sur 4 temps. Et on chante les deux premières phrases puis le refrain et puis la suite, «Mother I Hear your heaaaaart beeeeeat Hèya Hèya Hèya Ya Hèya Hèya Hô Hèya Hèya Hèya Hèya HèèèèYaaHôôô Mother I Hear You in the River Song Eteeeernal waaaaters flowing ooon and oooooon…» Les regards se croisent, des sourires apparaissent, l’une ferme les yeux, tout à la vibration interne et externe, l’autre se met à claquer des doigts, ça prend vie là devant nous, grâce à nous, à travers nous. Conseil en douce, par-delà le chant qui ressemble à une joyeuse incantation: «Ouvre la bouche, je suis ton miroir, fais la même chose que moi, ouvre l’arcade sourcilière, relâche le front, le néocortex qui veut tout comprendre, laisse le ventre de Bouddha gonflé, même si toute ta vie on t’a répété ‘rentre le ventre, tiens-toi droite’, pour que puisse vivre l’inspire et pour que tu puisses chanter.»

Une potion magique

Le chant est décidément la potion magique du cerveau. On peut chanter sous la douche, faux ou très joliment juste, on peut vocaliser en cuisinant, on peut karaoker légèrement imbibée histoire d’être désinhibée. Mais rien ne vaut le chœur, pour décupler ce bonheur. «Le chant est un outil global du mieux-être pour chacun et pour la communauté, confirme Lucie Gaillard, sophrologue et coach vocale, autrice de l’ouvrage Chant Synergique. Il fait appel à des synergies et en crée aussi. Car chanter ensemble, c’est le partage et l’amplification. On partage ces vibrations, qui apportent un mieux-être.»
Elle en liste les bienfaits: développement de la confiance en soi, travail sur l’ancrage et lâcher-prise. «Car le chant requiert une technique vocale – comment aligner les choses dans mon corps pour pouvoir produire un son libre et une fois que j’ai cette technique, je peux lâcher prise. Chanter mobilise notre corps et notre âme, comme un violon. Les instruments à cordes ont une âme, elle permet à tout l’instrument d’être en vibration. Et plus un instrument est joué, plus il développera des fréquences intéressantes et plus son âme s’élèvera. J’ai remarqué cela aussi sur les humains. Cela ne veut pas dire qu’on devient Superman ou Superwoman, mais cela donne accès à quelque chose, la qualité existentielle peut alors se développer.» Les mécanismes neurologiques sont connus: durant le chant, notre cerveau secrète des neurotransmetteurs comme la dopamine, l’hormone de la récompense, l’ocytocine, l’hormone de la confiance, du lien affectif, et les endorphines, les hormones du plaisir qui agissent comme des euphorisants et des antidouleurs et tout cela fait presque miraculeusement baisser notre taux de cortisol, l’hormone du stress. Bingo!

Lucie Gaillard


«Le chant provoque du plaisir, renchérit la sophrologue. Evidemment, cela dépend comment vous le pratiquez. L’être humain est comme un oiseau, il s’arrête de chanter si vous vous approchez trop… La chorale doit donc être un espace sécurisé, on n’est pas en compétition, elle doit être le lieu où l’être humain peut lâcher prise. Il faut qu’il soit en disponibilité pour pouvoir sécréter cette hormone du bien-être que le mécanisme de la peur pourrait inhiber. Dans un chœur, c’est important d’acquérir la double concentration: à la fois je suis concentré sur ce que je fais, ce qui se passe à l’intérieur de moi mais aussi à l’extérieur. C’est une double écoute. De là découle le tissage de liens. Si j’éprouve le besoin de chanter plus fort, c’est que je suis insécurisé, poser ma note, écouter ce qui se passe à l’extérieur et si c’est le cas pour tous, alors on est en symbiose.»

Belle harmonie

La dopamine puis l’ocytocine pointent le bout de leur nez, la molécule du plaisir et de la récompense et l’hormone de l’amour, de la confiance et du lien social nous envahissent. Y voir un lien de cause à effet: on chante ensemble, on est en cercle, on regarde les autres et le regard des autres nous effleure, on perçoit les êtres à nos côtés, c’est bon et cela se voit sur les visages et dans les corps. «C’est la force du collectif, rappelle Jérôme Porsperger. On se sent moins seul, on se sent appartenir à quelque chose de plus grand, qui nous dépasse, on chante depuis l’origine du monde, on chante pour son enfant, ses morts, la nature, pour clamer que l’on est vivant.»


Les deux heures trente sont passées comme passeraient deux minutes. On se pose, toujours en cercle, temps de partage des ressentis mais comme «ce qui se dit ici reste ici», nous ne trahirons pas le contrat. Voici cependant le témoignage de Max, voix de ténor et envie folle de chanter qui fait tout tenir en un mot: «Harmonie». Et celui d’Anne-Valérie, qui rempile pour une deuxième année: «Je n’ai pas une bonne voix et une très mauvaise oreille. J’ai déjà chanté dans un chœur et j’avais remarqué à quel point cela me mettait en joie. J’adore cette liberté à laquelle Jérôme nous invite, une liberté dans le corps, une liberté dans le souffle. J’aime aussi ce melting-pot du groupe, varié en termes d’âge, de sexe, de nationalité… La seule chose que je ne suis pas arrivée à faire, c’est chanter en solo devant le groupe. C’était au-delà de ma capacité. Peut-être y arriverai-je enfin cette fois-ci, c’est un cheminement. Je veux trouver ma voix. Je veux trouver ma voie.»

corpsvoixchant.com

@aveline_monnoyer

acj.be

chantsynergique.com

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