Elle est la fille de l’artiste Lucian Freud et l’arrière-petite-fille de Sigmund Freud. Son dixième roman, My Sister and Other Lovers, paraîtra prochainement. Rencontre.
Esther Freud (62 ans) ne s’est pas laissé décourager par l’échec de sa carrière d’actrice et s’est lancée corps et âme dans l’écriture. Avec son premier roman Hideous Kinky (traduit en français sous le titre Marrakech Express et adapté au cinéma avec Kate Winslet dans le rôle principal), elle connaît un véritable succès en 1991. Lors d’un entretien avec nous, elle s’est confiée au sujet de sa vie, son oeuvre et sa célèbre lignée. Extraits choisis.
Une mère hippie
« La position d’outsider est fascinante pour un écrivain. J’avais quatre ans lorsque ma mère, baba cool, a emmené ma sœur Bella et moi-même au Maroc. Nous y sommes restées près de deux ans. De retour en Angleterre, je me sentais différente, spéciale. Quand les traces de henné ont disparu de mes cheveux et de ma peau, j’ai commencé à redouter que les gens me perçoivent comme banale. Pour compenser, je me lançais à tout bout de champ dans des récits exagérés de mes aventures. L’indifférence que cela suscitait m’a contrainte à vivre davantage dans le présent. Ce n’est que lorsque Hideous Kinky, inspiré de mon séjour au Maroc, a été publié que j’ai enfin reçu la reconnaissance à laquelle j’avais toujours aspiré. »
Des modèles
« Mes parents ont été des modèles. Ma mère refusait de vivre une existence confortable de classe moyenne. Quand elle rencontrait des difficultés, elle trouvait sa propre voie pour s’en sortir. Cela m’a rassurée plus tard, lorsque les choses se passaient moins bien pour moi : il y a toujours une issue possible. Mon père, lui, m’inspirait par sa joie de vivre et sa discipline de travail exceptionnelle. Ils ont été des exemples dans leur manière d’être au monde, mais ne m’ont jamais donné le moindre conseil. Ils ne se sont jamais mêlés de mes choix d’études, par exemple. »
À 35 ans, j’étais mariée, mère de deux enfants et surmenée. Aux yeux de ma mère, ma vie avait tout d’un conformisme affligeant.
Le plaisir de vivre
« “Est-ce que tu prends assez de plaisir dans ta vie ?” Voilà ce qui inquiétait le plus ma mère. L’ennui était son pire cauchemar. Quand j’ai eu 35 ans, j’étais mariée, j’avais déjà deux enfants et je travaillais d’arrache-pied. Ma vie ressemblait un peu trop à celle de monsieur et madame Tout-le-monde, aux yeux de ma mère. Elle m’a alors offert des cours de patinage artistique – elle savait que j’en avais toujours rêvé. En réalité, j’étais trop fatiguée et débordée pour les suivre, mais je ne voulais pas la décevoir. Me voilà donc sur la glace, au milieu d’enfants de sept ans. Vers la fin de la semaine, les parents qui se contentaient d’observer depuis le bord de la patinoire se sont mis à participer aussi. Et au final, ce fut très amusant. Merci, maman ! »
Être mère
« Être mère m’a demandé une souplesse d’esprit bien plus grande que ce que j’avais imaginé. Les enfants ne sont jamais tels qu’on les imagine. Mon fils aîné ne pensait qu’au football. Hélas, il tapait parfois aussi sur les gens. Il débordait d’une telle énergie que je ne savais plus comment faire face. Quant à ma fille, ce fut un choc de découvrir à quel point elle était querelleuse et déterminée, alors que j’étais convaincue d’avoir donné naissance à une petite fée angélique. J’aime être mère, mais ce n’est pas un rôle facile. »
Il ne faut pas toujours tout prendre personnellement. La vie est trop courte pour qu’on se vexe sans cesse.
L’imaginaire comme refuge
« Quand je vis quelque chose de douloureux, je me retire. Enfant déjà, lorsque j’étais harcelée par exemple, j’avais le réflexe de me réfugier dans ma bulle, avec mon imagination pour seule compagne. Aujourd’hui, en tant qu’écrivaine, c’est un trésor. Écrire me fait du bien. J’ai commencé à écrire à une période difficile: je traversais une rupture et ma carrière d’actrice n’avançait plus. J’avais un duo, un spectacle comique, mais quand mon partenaire est parti à l’étranger, je me suis retrouvée seule. Je me suis enfermée dans une pièce et, pour la première fois, j’ai écrit avec une vraie rigueur. J’ai découvert que j’avais le contrôle total quand je créais seule. Ce sentiment était grisant, presque addictif. »
Une famille célèbre
« Les réalisations de vos ancêtres ne vous appartiennent pas. Nous n’avons jamais utilisé notre nom de famille à des fins personnelles. Quand mon grand-père, un architecte reconnu, a été invité à recevoir un prix au nom de son père, Sigmund Freud, ma grand-mère l’en a dissuadé. Il ne devait accepter que les distinctions qui lui revenaient à lui. Mon père a rarement parlé de notre illustre lignée. Il nous a toujours inculqué l’idée que nous devions construire notre propre vie, sur la base de nos propres mérites. »
Refuser le statut de victime
« Se sentir offensé est un choix. Ce droit revendiqué aujourd’hui par beaucoup à se sentir blessés me paraît une tendance dangereuse. Elle ne rend personne plus heureux. Certains en abusent comme d’une arme. Je trouve ce culte de la victimisation épuisant. La vie est trop courte pour qu’on se formalise de tout. On voit des attaques là où il n’y en a pas. Il ne faut pas toujours tout prendre personnellement. Parfois, une remarque blessante n’exprime aucun jugement: la personne s’est simplement mal exprimée parce qu’elle passait une mauvaise journée. C’est une erreur de croire que les gens réfléchissent longuement à ce qu’ils disent de vous. »
Le roman My Sister and Other Lovers sortira (en anglais) le 3 juillet chez Bloomsbury Publishing.