« Il est des lieux qui font pousser quelque chose d’essentiel dans votre vie »: rencontre avec le pianiste Julien Brocal

© LAETITIA BICA

Dans son appartement bruxellois, Julien Brocal (34 ans) a installé son piano à queue qu’il partage volontiers avec les plus grands. En plein coeur du confinement, ce pianiste de génie a créé chez lui Le Jardin Musical, un lieu de concerts, d’ouverture, de permaculture et de décloisonnement, IRL et digital. Un lien avec le vivant.

On peut venir d’une famille sans musicien aucun et le devenir. Je suis issu du monde de la terre, mes grands-parents étaient paysans, j’ai grandi en Camargue, au bout du bout du Rhône. Il n’y avait pas d’instrument de musique à la maison, seulement des disques de Johnny Halliday, des Beatles et des Rolling Stones. Ma mère me raconte que j’abandonnais mes jouets pour me planter devant la télé, devant les clips de M6, comme sous hypnose. J’ai reçu une guitare jouet que j’ai délaissée à 3 ans, cela ne ressemblait pas du tout à ce que je voyais à l’écran. Puis mon père m’a offert un petit clavier Casio tout pourri, j’avais 5 ans, j’étais tout le temps fourré dessus.

Il est des lieux qui font pousser quelque chose d’essentiel dans votre vie. La salle Cortot à Paris a eu un tel impact sur moi. J’y ai joué enfant, gagné des concours. C’est là qu’un membre du jury a conseillé à mes parents de tenter le Conservatoire – on ne savait même pas que cela existait, j’avais 11 ans. J’ai retrouvé cette salle à 19 ans, en intégrant l’école à laquelle elle est associée, fondée par le grand pianiste Alfred Cortot qui voulait révolutionner la manière dont on enseignait la musique. J’y ai ensuite fait mon premier récital, un disque et une nuit Chopin, juste avant le confinement.

Je n’ai jamais écouté un disque classique avant mes 25 ans. Je ne voulais pas me laisser influencer, je voulais trouver les réponses dans les partitions. Je n’avais pas de culture générale, je ne connaissais pas les grands interprètes, on me disait que c’était un handicap. Je crois plutôt que c’est un antidote à un certain formatage, à une seule manière de voir la musique ou à un goût trop prononcé pour une façon de faire.

Il y a tant de préjugés sur la musique classique. Mon histoire avec cette musique réputée savante et élitiste me permet de partager des outils pour y accéder de la manière la plus simple, la plus évidente. Il y a juste à se laisser guider par ce que l’on ressent.

‘Il suffit juste de vous asseoir, de respirer, d’u0026#xE9;couter.’

On peut être prophète en son pays. Je suis parti de Port Saint Louis à 21 ans. Dix ans plus tard, j’y suis revenu pour un récital de piano – personne ne sait ce que c’est dans cette ville de 10 000 habitants. Le maire me prévient alors: « Je dois m’excuser parce que je ne vais rien comprendre. Que dois-je faire? » Je lui réponds: « Il suffit juste de vous asseoir, de respirer, d’écouter. ». A la fin du concert, il vient me voir: « Julien, j’ai fait exactement ce que tu m’as dit, je me suis assis, j’ai respiré, j’ai écouté, j’ai même fermé les yeux et j’ai voyagé à l’intérieur. » Tant de gens ne savent pas à quel point ils vont aimer cela. Moi non plus je ne le savais pas.

Bruxelles est mon port d’attache. J’ai toujours rêvé d’une communauté d’artistes qui créent ensemble et d’un public qui devient aussi cocréateur par son regard, son écoute, son retour sur les sensations. A l’image de ces mouvements artistiques qui naissent de rencontres autour d’un medium d’expression. Et cela se matérialise en livres, en partitions, en tableaux. Mais à la source, il y a toujours un lieu. Je veux que Le Jardin Musical nourrisse nos relations. Qu’il soit en lien avec le vivant.

Il fallait faire naître quelque chose de cette pandémie. J’ai perdu soixante concerts, à jamais, je n’ai pas un statut qui me permette de recevoir des indemnités, je n’ai pas d’aide de l’Etat. Une seule option s’ouvrait à moi: vendre le piano, rentrer chez mes parents et attendre dans une précarité extrême que le monde revienne à la normale. J’ai préféré faire un autre choix, qui aurait pu sembler absurde: partager la musique grâce à la technologie, délivrer un message de présence et réussir même à inviter la pianiste portugaise Maria João Pires à Bruxelles, dans mon salon. Et tandis que la police fermait les lieux de culture, elle a joué, nous étions 17 dans mon appartement et plus de 7 000 à être connectés à travers le monde…

Les notes de musique les plus vulnérables sont celles qui ont le plus de force. C’est essentiel pour moi. Tout le monde peut le ressentir. Et cela peut changer une vie, en un éclair.

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