Edgar Kosma
Intelligence Artistique
Au royaume des réseaux sociaux, les jours passent et ne se ressemblent pas. Entre les buzz et les likes, le vrai et le fake, Edgar Kosma scrolle le fil d’actu d’un siècle décidément étrange. Hashtag sans filtre.
Entre une vidéo de Zelensky dans les rues de Kyiv et une photo de chiot assis dans un siège enfant, vous avez probablement vu passer cette info sur les réseaux sociaux: «Une œuvre d’art réalisée via une intelligence artificielle a remporté un concours.» Selon le rapport que vous entretenez avec l’art et les technologies, cette phrase d’apparence grammaticale simple – sujet, verbe, complément – évoque peut-être chez vous des sentiments mitigés.
Remise en contexte avant de délivrer tout jugement. Jason Allen, ces prénom et nom ne vous disent sûrement rien, et c’est bien normal, car une recherche Google nous apprend qu’il y en a autant aux USA que de Jean Dumont chez nous, et qu’aucun d’eux n’est une sommité internationale. Ce Jason Allen-ci est un développeur de jeux vidéo qui est aussi le dernier lauréat du concours artistique annuel de la Colorado State Fair, remporté grâce à son œuvre Théâtre d’opéra spatial. Pourquoi vous parle-je d’art dans une chronique sur les réseaux sociaux et nouvelles technologies? Parce que l’artiste en question n’a pas réalisé son tableau avec un pinceau, de la peinture à l’huile, un pochoir, des crayons ou du fusain… mais à l’aide de l’application Midjourney.
Pourtant, le numérique n’est-il pas déjà partout dans l’art, que ce soit en musique ou au cinéma?
Midjourney? Il s’agit de ce fameux programme d’intelligence artificielle dont parlent tous les geeks et qui transforme des lignes de texte en images hyperréalistes. Par exemple: vous écrivez «combat de punks à chiens futuristes à la sauce manga japonais» et, en moins d’une minute, l’I.A. génère une image inédite et époustouflante, en se basant sur des milliards d’images qu’elle a analysées. C’est la première fois dans l’histoire des arts plastiques qu’une œuvre créée par une entité non humaine remporte un prix et, bien sûr, cela n’a pas manqué de susciter de vives réactions, notamment sur la bouillonnante twittosphère. «Jason Allen, vous n’êtes pas un artiste. Vous n’avez jamais utilisé de véritables outils.» Ou encore: «Le fait que l’I.A. puisse enlever des emplois aux vrais artistes ou aux personnes dans les domaines créatifs est tellement effrayant.»
Mais peut-on réellement accuser Jason Allen de tromperie, étant donné qu’il a clairement indiqué que son œuvre – soumise au concours dans la catégorie «arts numériques» (sous-entendu: «manipulée numériquement») sous le nom de «Jason Allen via Midjourney» – était le fruit de l’I.A.? Pour répondre à cette question, analysons le processus de création et comparons-le à celui d’une œuvre «humaine». Jason Allen a expliqué avoir travaillé 80 heures. Durant ces deux semaines de travail à temps plein, là où un peintre aurait créé une toile, l’I.A. a, elle, généré 900 images. Parmi lesquelles il en a sélectionné trois, sur lesquelles il a ensuite fait des retouches dans Photoshop, avant de lancer des impressions sur toile pour finalement choisir de présenter Théâtre d’opéra spatial.
Prix mérité ou usurpé? Avant de trancher dans l’art, rappelons-nous que quasiment tous les domaines de notre société ont été digitalisés. Mais peut-être que certains ne s’attendaient pas à ce que l’art soit cannibalisé à son tour. Car dans notre inconscient collectif, l’art est ce qui nous paraît humain avant tout, relevant du domaine sensible, des émotions… et semble donc à l’opposé des technologies froides et binaires. Pourtant, le numérique n’est-il pas déjà partout dans l’art, que ce soit en musique ou au cinéma? Ce débat me rappelle celui lié à l’émergence de la musique électronique, dans les années 80 et 90: certains disaient que ce n’était pas de la musique, car créée sans instruments et sans solfège.
Je ne suis pas critique d’art, mais selon moi, ce qui fait la force d’une œuvre n’est pas la manière dont elle a été créée, ni le temps qu’elle a pris à son auteur, mais plutôt l’émotion qu’elle suscite en moi. Ai-je pour autant envie qu’une I.A. écrive bientôt ces chroniques à ma place? La réponse est dans la question.
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