Le Scrabble a été inventé par un architecte
Dans cette chronique, rien n’est en toc. Chaque vérité, cocasse ou sidérante, est décortiquée par un journaliste fouineur et (très) tatillon qui voit la curiosité comme un précieux défaut.
Pour être honnête, je n’étais pas forcément pressé d’écrire une chronique sur le Scrabble. D’abord parce que je préfère largement le Puissance 4. Ensuite parce que je suis jeune. Sauf que voilà : il y a quelques jours, au hasard de mes tribulations sur la vaste Toile en quête de mes cadeaux d’hiver (j’aimais quand même mieux quand on pouvait dire « de Noël »), j’ai appris que ce glorieux jeu de société soufflait cette année ses 75 bougies. Mieux que ça : un anniversaire ne venant jamais seul, je me suis également aperçu que son inventeur était décédé… il y a tout juste trente ans.
Son inventeur ? Un jeune architecte new-yorkais nommé Alfred Mosher Butts qui, en l’an de (dis)grâce 1929, va connaître le même sort que des milliers d’Américains en devenant l’une des tristes victimes du krach boursier de 1929. C’est alors le début de la Grande Dépression, et l’ami Alfred se retrouve au chômage du jour au lendemain. Sombre histoire, mais lumineux dénouement. Car pour tuer le temps, le gaillard met à profit sa passion pour les jeux de lettres afin d’élaborer… vous savez quoi.
A cette époque-là, sa création s’appelle Lexiko, mais n’excite pas vraiment les foules : le jeu d’anagrammes délecte surtout les cercles d’intellectuels. Pendant ce temps-là, au début des années 30, un certain Monopoly donne la réplique à la crise économique avec le jeu le plus capitaliste de l’histoire du monde. Les adultes adulent ce ludique paradoxe, tandis qu’au même moment, les enfants découvrent avec émerveillement le frénétique tournis de la… toupie.
Toupie or not toupie, l’invention d’Alfred Mosher Butts vivotera dans son coin avant d’acquérir ses lettres(!) de noblesse grâce au flair d’un homme d’affaires nommé James Brunot. Ce dernier, dans les années 40, tombe amoureux du jeu de plateau, discute avec Alfred pour en améliorer la dynamique – notamment via l’ajout de la fameuse case étoilée au centre – puis se dispute avec un Alfred qui, de toute façon, a décidé de relancer sa carrière d’architecte. Bref, Brunot se rend sur la case « j’achète le Lexiko et j’aurai ta peau », avant d’obtenir ses droits de fabrication. Il ne lui reste plus qu’à dégoter un nom qui en jette, et le gaillard y laisse quelques méninges. Un beau matin, il se réveille avec un seul verbe en tête : to scrabble, signifiant un truc du genre « gribouiller, chercher quelque chose à tâtons ». Ça sonne bien et ça fait moins intello que Lexiko. Bref, c’est bingo.
La marque est déposée en 1948 et, juste avant que la version française ne voit le jour en 1955, une certaine Elizabeth II, passionnée de courses hippiques et reine d’Angleterre à ses heures perdues, profite d’un voyage à New York pour confesser sa grande passion pour le Scrabble. Quelques années plus tard, le président Nixon en fera de même, alors que le jeu voit ses ventes grimper d’année en année. Combien de points pour le mot « Watergate » ? Un paquet, mais les adeptes le savent très bien : les noms communs sont proscrits. En cas de doute, veuillez consulter L’Officiel du Scrabble, ce dictionnaire qui répertorie chaque mot autorisé et qui est mis à jour en permanence grâce à sa version numérique. Ce même dictionnaire qui, en 2015, a permis à un Néo-Zélandais ne parlant pas un seul mot de français de remporter les championnats du monde de Scrabble… francophone. Sa technique : étudier le dico par cœur. Si ça vous dit, sachez que cela lui a pris neuf petites semaines de révision. Perso, je passe.
Désormais propriété de Mattel au même titre que le Pictionary ou le Uno, l’inusable Scrabble peut-il réussir l’improbable pari de continuer à séduire toutes les générations, alors que le sac en tissu ne contient qu’un seul K et empêche donc d’écrire le mot TikTok ? J’ai bien envie d’oser affirmer que oui. D’abord en souvenir des parties que je disputais avec mes propres parents sur la table de la salle à manger, où mon oncle se joignait parfois pour nous écraser à plates coutures. Ensuite en me remémorant cet épisode de Friends dans lequel Ross et Chandler disputent une partie avant que le singe de Ross n’avale des lettres par mégarde… Allez, Chandler, arrête ta blague et reviens finir la partie. Steplè.
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