Le talent, mythe ou réalité?
Sans nier l’existence des compétences, Samah Karaki, docteure en neurosciences, s’interroge sur le poids des privilèges dans la réussite sociale. Interview.
Tout cela partait certainement d’un bon sentiment. L’histoire de Neneh superstar est celle d’une ado aussi douée en hip-hop qu’en pirouettes classiques qui ne doit qu’à son mérite de quitter la banlieue pour intégrer l’école de danse de l’Opéra de Paris. Ce gentil film aux allures de conte de fées urbain nous donne envie de croire que l’on peut tous un jour bousculer son destin. A un détail près. Pour incarner la jeune prodige, Ramzi Ben Sliman n’a pas fait de casting sauvage. C’est au sein du sérail du cinéma français qu’il a trouvé sa star.
En choisissant Oumy Bruni Garrel, fille de Louis Garrel et Valeria Bruni- Tedeschi, indiscutablement à l’aise dans les chorégraphies, le cinéaste pressé de dénoncer l’incapacité des institutions à laisser d’autres types de talents émerger, n’a pu résister au confort de l’entre-soi. De talent, Oumy Bruni Garrel n’en manque certes pas, surtout si l’on s’appuie sur le sens que donne à ce mot notre société occidentale biberonnée au mythe de la méritocratie.
Une dynastie de talents
Son envie de suivre ses parents n’a d’ailleurs, elle non plus, rien de critiquable. «Le problème, c’est que dans l’équation du succès, nous refusons d’admettre que tout le monde ne part pas des mêmes starting-blocks», pointe Samah Karaki, docteure en neurosciences et autrice d’un essai qui démonte les rouages d’une réussite prétendument à la portée de tous (*). Ce talent qui justifie que certains mènent des vies plus désirables que d’autres ne serait donc qu’une fiction entretenue par les classes dominantes? Démonstration.
A vous lire, le talent, pour peu qu’il existe, ne jouerait finalement qu’un rôle marginal dans la réussite individuelle?
Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour ne plus opposer l’inné à l’acquis. On est passé à une vision plus dynamique qui prend en compte l’existence d’une interaction complexe entre le patrimoine génétique, l’environnement de naissance mais surtout l’expérience de l’individu. Celle-ci sera singulière et dépendra de facteurs sociaux, géographiques, économiques combinés aux hasards de la vie que sont les rencontres, les maladies, les accidents… Le vécu conditionne et façonne le biologique. Plutôt que de s’intéresser au «pourcentage» d’influence qu’aura chacun de ces différents paramètres, on ferait mieux de parler de probabilité qu’un talent inné puisse s’exprimer. C’est difficile à modéliser car de nombreux facteurs restent invisibles.
Peut-on totalement éluder l’existence et l’importance des prédispositions?
Bien sûr qu’elles existent, je ne vous dirai pas le contraire. Par contre, elles ne suffisent pas à expliquer nos préférences, nos aisances et au final, nos compétences. Si j’excelle un jour dans un domaine, c’est parce que mon corps aura eu accès à de bons dispositifs d’apprentissage, à de l’entraînement, mais aussi à une nourriture adéquate. On doit aussi faire face à des attentes, à des croyances bénéfiques ou non. Etre bon en maths par exemple, c’est être capable de développer un raisonnement abstrait. Des fonctions cognitives comme l’imagination, la mémoire du travail mais aussi le temps passé à répéter cette tâche et à s’y appliquer vont entrer en jeu. Il n’existe pas de gène des maths. Il faut en revanche un dispositif pédagogique qui soit adapté à votre façon d’apprendre. Et c’est loin d’être le cas pour tout le monde.
C’est un paramètre essentiel que l’on a pourtant tendance à oublier lorsque l’on évalue des enfants. Même s’il est impossible de mettre en place un suivi individuel à l’école, prendre conscience de ces différences, c’est se rendre compte que l’on a face à soi un réservoir de talents chez chacun. Nos méthodes souvent normatives ne vont pas toujours permettre de les faire éclore.
Ne confond-on pas trop souvent talent et réussite sociale, voire notoriété? Le talent n’existerait alors que s’il est reconnu?
Transformer la compétence acquise en réussite tient souvent aux privilèges de naissance et de statut. Il suffit d’observer le monde pour s’en rendre compte. Le népotisme existe dans les milieux artistiques mais pas que. Si l’on regarde la plupart des destins de scientifiques, de médecins ou d’avocats, on se rend compte qu’ils ont été conditionnés par la famille dans laquelle ces gens ont grandi. Indépendamment de votre potentiel de départ, votre milieu familial vous donnera ou non des opportunités pour faire fructifier ce talent. Vous aurez plus de chance d’accéder à la réussite sociale quel que soit d’ailleurs votre potentiel à l’origine. Ce n’est pas critiquable en soi mais il faut au moins avoir l’humilité de le reconnaître.
Et ce capital de départ n’est pas uniquement économique ou professionnel. Même si vous vous «déclassez» en choisissant un métier moins «prestigieux» que celui de vos parents, vous héritez d’un réseau, d’un capital culturel, social et symbolique. A l’inverse, il ne suffit pas d’effectuer un transfert de classe professionnel pour maîtriser les codes de son nouveau milieu. L’histoire de Gatsby en est la parfaite illustration.
‘L’école devrait nous apprendre à ne pas savoir, à supporter l’anxiété de ne pas avoir immédiatement la bonne réponse.’
Dans la société occidentale, foncièrement patriarcale, la notion même de talent est étroitement liée à l’excellence et donc à l’esprit de compétition. On ne serait donc bon qu’au détriment des autres?
Il y a en effet un risque, dans une société qui survalorise la rentabilité et l’excellence, à développer le désir de dominer et d’écraser. Nos talents sont évalués par des méthodes de quantifications que l’on croit rigoureuses, validées par des concours, des diplômes qui donnent l’illusion qu’il existe en tout une forme de hiérarchisation entre les individus. C’est un projet politique qui vient rassurer ceux qui détiennent les positions de pouvoir auxquelles ils et elles peuvent prétendre par leur talent ou leur mérite supposés. Mais cela nous touche aussi individuellement: qui parmi nous n’a pas envie d’être soigné par le «meilleur» médecin? De mettre son enfant dans la «meilleure» école?
N’est-ce pas humain, finalement, de vouloir le meilleur pour son enfant?
Je ne porte aucun jugement sur les stratégies parentales: nous subissons tous ce modèle libéral. Mais dans l’intimité du foyer, nous pourrait-on pas commencer par se dire que l’on aimerait d’abord que nos enfants soient moins anxieux? Qu’ils profitent de cette vie que nous menons en tant que mammifères sans subir des pressions, la vanité des autres et les humiliations? Plutôt que de rechercher à tout prix l’acquisition de compétences, nous devrions faire en sorte que nos enfants mènent une vie épanouie. Qu’ils s’élèvent ou pas. Je m’oppose aux injonctions des courants de développement personnel mais je partage avec eux l’idée qu’on a le droit d’apprendre à faire des choses dans lesquelles on n’est pas nécessairement bon. On s’applique non pas par souci de rentabilité mais pour commencer à prendre du plaisir dans ce que l’on fait.
‘ Dire que tout se joue avant 11 ans est une supercherie. Notre cerveau se façonne toute la vie. ‘
Il n’est donc jamais trop tard pour apprendre?
Heureusement! Dire que tout se joue avant 11 ans est une supercherie. Notre cerveau se façonne toute la vie: il suffit de changer d’avis sur une question ou d’approfondir une connaissance pour voir se modifier sa plasticité. A l’âge adulte, on développe souvent de meilleures stratégies d’apprentissage. Mais on manque de temps et de disponibilité mentale. Nos responsabilités, notre travail… viennent encombrer notre bande passante et nous empêchent de nous retrouver dans cet état de flow qui nous permet de nous consacrer totalement à quelque chose. Il faut aussi apprendre à se libérer de la comparaison, notamment avec celles et ceux qui ont commencé leur apprentissage plus tôt dans la matière que nous découvrons.
Vous dénoncez également le culte de la rapidité dans l’apprentissage qui gangrènerait notre tolérance à l’ambiguïté…
Aujourd’hui, notre société considère que le fait de répondre vite à une question est un talent. Or cela ne rend en rien compte de la complexité de la pensée. Le processus de réflexion qui mène à la réponse est à mon sens plus intéressant. Dans une classe, dès que quelqu’un a donné la réponse, on passe à autre chose. C’est un reliquat des années 60. Notre cerveau est spontanément attaché à ses certitudes. Mais plus on l’entraîne à l’ambiguïté, plus il se montrera créatif. Prenez ChatGPT: cette intelligence artificielle va toujours chercher une certitude, plutôt que de répondre qu’elle ne sait pas. L’école devrait nous apprendre à supporter l’anxiété de ne pas avoir immédiatement la réponse. Ce n’est que si l’on est capable de s’ouvrir à ce qui peut paraître chaotique que l’on sera capable de repenser le monde. L’illusion de la connaissance est pire que l’ignorance. Il faut être capable de penser contre soi, réaliser qu’en tant qu’individu, nous sommes limités dans notre capacité à comprendre le monde d’aujourd’hui. Une société ne peut pas fonctionner si elle ne valorise qu’un seul type d’intelligence et de métiers: si les gens qui nous gouvernent se ressemblent tous, il y aura un manque d’empathie pour les autres façons d’exister.
Si le talent n’existe pas, la méritocratie non plus?
C’est un mythe, entretenu avant tout par les classes dominantes, qui s’appuie sur les récits minoritaires de ceux que l’on appelle les «transferts de classe». Ces gens qui auraient réussi à s’élever, à changer de milieu social sont peu nombreux. Mais ces histoires entretiennent l’idée que chaque individu pourrait, par sa simple volonté, sortir de sa condition. C’est ce qu’insinuait Emmanuel Macron en disant que pour trouver un emploi, il suffit de traverser la rue. Glorifier ces histoires individuelles, c’est refuser d’admettre l’existence d’un système qui organise la réussite de classe. La non reproduction d’un destin par certains est un instrument de la reproduction par la majorité. L’immobilisme sociétal a besoin de ces exceptions pour justifier que l’ascenseur social fonctionne. Et qu’il suffit de s’en prendre à soi-même. On individualise un enjeu qui est structurel. On psychologise la réussite en donnant des leçons à partir d’un exemple particulier. Or la psychologie d’un individu ne naît pas du vide. Elle naît aussi de son accès au rêve, à sa possibilité ou non d’avoir de l’ambition.
Lire aussi : « le mérite, ça ne se mérite pas »
L’alibi du talent est-il une forme de passe-droit?
Il y a depuis toujours chez les classes dominantes une volonté de ne pas se fondre dans la masse, d’avoir droit à des privilèges. L’école est un obstacle à cette envie. Il suffit de regarder le profil des enfants qui sont testés HPI: ce sont majoritairement des garçons blancs issus de milieux favorisés. Une enfant noir et/ou d’un milieu défavorisé qui montre les mêmes comportements sera catalogué inadapté ou indiscipliné. Le passe-droit ne s’arrête pas à ces tests: l’enfant privilégié pourra plus facilement s’y reprendre à deux fois pour trouver sa voie, ce qui remet une fois de plus en question la notion du mérite et du talent si l’on a les moyens de s’acheter une réussite. La vanité n’a plus lieu d’être. Il faut séparer notre valeur humaine du poste que l’on occupe. Les dominants se sentent vite envahis dès qu’on les force à accepter une autre représentation du monde que la leur. Le cerveau évolue même dans la discorde. La raison d’être de la démocratie, c’est d’organiser cette discorde, de permettre qu’elle s’exprime afin que plusieurs manières de voir le monde puissent coexister.
En bref
Samah Karaki est née en 1984 au Liban.
Elle a grandi à Beyrouth et y a étudié la génétique et les neurosciences.
Docteure en neuropsychologie, elle a enseigné à l’institut de Psychologie de Paris Descartes.
En 2014, elle fonde le Social Brain Institute qui a pour objectif de partager les apports de la neuroscience pour favoriser la créativité humaine et la résilience.
Elle donne depuis des conférences dans le monde entier.
(*) Le talent est une fiction, par Samah Karaki, éditions JC Lattès, 306 pages.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici