Alice Coffin: « Les lesbiennes font du monde un endroit meilleur »
Depuis la rentrée littéraire, son nom est sur toutes les lèvres, et les ventes de son essai, Le génie lesbien (Grasset), enflent au rythme de la polémique qui entoure le livre. Alice Coffin veut-elle vraiment que les hommes disparaissent ? Entretien vérité avec l’autrice la plus sulfureuse de la rentrée.
Votre livre est la sensation de l’automne 2020. Qu’est-ce qui vous a poussée à l’écrire ?
Ce n’est pas le fruit d’une saisie d’adrénaline soudaine mais bien une oeuvre très travaillée, résultat de mon parcours d’une dizaine d’années en tant que journaliste et activiste. Ça me semblait très important à raconter pour donner accès au plus grand public possible à ce que c’est d’être militante en France aujourd’hui, mais aussi d’être journaliste, féministe et lesbienne… Il y a une partie de récit, mais aussi une importante partie de réflexion, parce que je trouve qu’il y a d’énormes blocages dans la société française sur la question des minorités. Le livre, c’est un objet de légitimité : ce que je dis n’est pas nouveau, mais le fait que ce soit écrit et publié déclenche des réactions dans la société culturelle française, on ne peut plus l’ignorer.
Vous attendiez-vous à une telle levée de boucliers ?
Non, et surtout pas au passage qui serait la cible du plus d’attaques. Quand j’explique que j’essaie de lire un minimum de livres écrits par des hommes, pareil pour les films, et que je privilégie autant que possible les oeuvres de femmes, ça a provoqué des réactions d’une violence incroyable, pas mal de déformations et de malhonnêteté aussi. Je savais que le livre avait un contenu fort, parce qu’il parlait de féminisme sans concession, et je savais que ça n’allait pas passer comme une lettre à la poste, surtout ce que je dis sur les médias, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit ce passage qui coince autant. Au fond, c’est idiot que j’aie été surprise parce que tout ce qui se passe est l’illustration exacte de ce que je raconte dans le livre, notamment la manière dont les médias ont lancé la salve en mode » Alice Coffin va supprimer tous les hommes « . Ça relève de la fake news, mais c’est intéressant parce que ça s’inscrit dans un mauvais traitement médiatique systématique de tout ce qui concerne le féminisme ou le discours sur les minorités.
Comment ça ?
Les médias ne se permettraient jamais ce traitement sur d’autres sujets, ou si l’auteur était un homme puissant, mais ici, comme ça traite de féminisme et de lesbienne, ils se sentent libres de raconter n’importe quoi. C’est bien plus facile de désinformer au sujet des minorités, quelles qu’elles soient, on le voit quand les médias français parlent des musulmans : ils se permettent d’inventer n’importe quoi et d’être complètement dans la fantasmagorie. Tout ça, je le décris dans le livre, donc j’aurais dû anticiper, surtout que ça se déroule sur un fond de sexisme et de lesbophobie très fort. La rhétorique lesbophobe n’a pas beaucoup changé, malheureusement, on reste sur la conviction que ce sont » des femmes qui haïssent les hommes « , voire même, pas des vraies femmes.
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Les insultes suite à la sortie du livre en sont un bel exemple…
Si je regarde sur les réseaux sociaux, la journaliste Caroline Fourest me compare au vieux tonton bourré en fin de dîner, on est toujours dans la vieille rengaine « les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Les commentateurs en sont à estimer la largeur de mes épaules, il y a clairement quelque chose qui ne passe pas. Si j’avais été une femme hétéro qui parle de ces thématiques, je pense que les attaques auraient non seulement été moins violentes mais aussi plus réfléchies. En France, on a du mal à accepter que les personnes concernées puissent produire un discours politique, ça date de l’époque des Lumières, où la chose politique était vue comme quelque chose nécessitant de la distance pour être crédible. C’est pour ça qu’encore aujourd’hui, beaucoup de personnalités françaises ne font pas leur coming out, par peur que leur discours politique soit délégitimé. Moi, je pense au contraire que le fait d’être concerné est un énorme plus, qui donne une porte d’entrée privilégiée sur les questions qu’on aborde. C’est absurde de se priver de cette expertise.
Pensez-vous que les réactions auraient été moins virulentes si la sortie du Génie lesbien n’avait pas coïncidé avec celle de Moi les hommes, je les déteste de Pauline Harmange (Seuil)?
Normalement, mon livre devait sortir en mars, pas en septembre, mais c’était sans compter sur le confinement… Je pense que la sortie des deux livres au même moment a contribué à la violence, parce que c’est perçu comme une attaque généralisée contre le patriarcat. Quand je vois qu’un chargé de mission au Secrétariat d’Etat à l’égalité des femmes et des hommes a voulu faire censurer le livre, c’est risible. On est dans une situation similaire à celle de mais 68, il y a un blocage parce qu’on a besoin de respirer et de dire des choses, mais en face, il y a un pouvoir qui fait bloc et essaie de nous mettre sous cloche.
On justifie cette mise à l’écart par votre misandrie, alors même que la misogynie suscite rarement des réactions semblables… Comment l’expliquez-vous ?
Quand on voit que le journal Le Monde publie une tribune de femmes réclamant la liberté d’être importunées, ou une autre de Mazarine Pingeot disant souffrir d’un ennui mortel face aux nouvelles féministes, mais aussi que c’est le New York Times qui sort le dossier sur Christophe Girard (NDLR: ex-adjoint au maire de Paris accusé d’abus sexuels sur mineurs), c’est dramatique. Je pense qu’il y a un fond français misogyne extrêmement fort, on reste une des seules démocraties qui n’a jamais eu que des hommes blancs et hétéros comme chefs d’état. La Ve République est un régime qui se prête à ça, parce qu’il s’inscrit dans une tradition misogyne française. C’est pour ça aussi que mon livre suscite tant de violence, parce qu’il menace l’ordre établi qui bénéficie à énormément de personnes en France, que ce soit des hommes ou des femmes, d’ailleurs.
Ces dernières ne sont d’ailleurs pas en reste parmi vos critiques. Cela vous surprend ?
Que les femmes se rangent du côté de mes détracteurs est l’illustration parfaite de la perversité du système d’oppression masculine, qui réussit à faire des alliées de ses propres victimes. Le patriarcat ne se limite pas à faire des femmes des êtres inférieurs qui n’ont pas les mêmes droits, toute l’efficacité du système consiste à dire en parallèle que » nous les femmes, on les adore, que ferait-on sans elles ? « . C’est un double discours extrêmement difficile à déconstruire, parce qu’ils réservent aux femmes une place où certaines peuvent se retrouver. Cela rend le système terriblement difficile à affronter, parce qu’il n’encourage pas le soutien entre femmes. Pour moi, le principal danger consiste à ne pas voir les femmes qui écrivent des articles ou des tribunes incendiaires comme des ennemies, mais bien à comprendre que derrière, ce sont des hommes qui tirent les ficelles.
Malgré les critiques, votre livre s’est vendu à 3 000 exemplaires en deux semaines… La polémique ne vous a-t-elle finalement pas servi ?
C’est sûr que chez Grasset, ils sont très content (rire). Au dernier décompte, on en était à 10 000 exemplaires, ils n’arrêtent pas de refaire des tirages. Bien sûr que mes détracteurs ont contribué à l’emballement, mais pas uniquement. Si tout le bruit autour du livre permet de le faire connaître à certaines personnes que le récit peut aider, tant mieux, mais je suis inquiète de voir jusqu’où un certain récit médiatico-politique forgé sur le livre l’emportera sur son contenu. Sur son plateau, Laurent Ruquier a fait son mea-culpa et a reconnu avoir relayé des fausses infos diffusées par Paris Match, mais juste après, The Economist s’en emparait et relatait à son tour que je veux » faire disparaître les hommes « . C’est intéressant, parce que c’est toujours pareil : non seulement on vit des vies opprimées, mais en plus, on ne nous laisse même pas raconter nos propres histoires. Il y a une volonté de transformer mon livre en ce qu’il n’est pas.
Un manuel de guerre, plutôt qu’un manifeste ?
Le titre vient du nom d’une conférence lesbienne que nous avions organisé en Ukraine en 2019, intitulée » Let’s bring the lesbian genius to the world « . C’est important parce que c’est très performatif, ça oblige les gens à faire émerger le mot » lesbiennes « , et puis il y a un potentiel émancipateur aussi. Pour moi, le fait d’être lesbienne est vraiment une joie, quelque chose que je vis comme un cadeau, et j’ai envie de l’associer à du positif. J’aime beaucoup une phrase de la réalisatrice Amandine Gay, qui dit que le monde ne mérite ni les femmes noires, ni les lesbiennes. C’est vrai : au sens politique, les lesbiennes sont une source d’espoir pour l’humanité, elles ont été à l’origine de beaucoup de mouvements citoyens. Le souligner n’est pas de l’essentialisation, il ne s’agit pas de dire » on est lesbiennes, on est géniales « , mais vu la société patriarcale dans laquelle on vit, affirmer » je suis lesbienne » demande de développer certaines facultés très précieuses pour un combat politique. On leur doit déjà beaucoup, mais je pense que les lesbiennes continueront à faire du monde un endroit meilleur.
Propos recueillis par Kathleen Wuyard
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