L’esprit de contradiction: portrait de la génération Z

© Sloan Laurits
Isabelle Willot

Nés entre 1998 et 2012, les Gen Zers n’ont jamais connu un monde sans crises… ni sans smartphones. Les réseaux sociaux dont ils maîtrisent les codes sont leur terrain de jeu, d’apprentissage, de résilience et d’influence. Des marques qu’ils vénèrent, ils exigent la transparence et le respect des causes qu’ils défendent. Avec plus ou moins de constance.

D’ici 2030, les jeunes nés approximativement entre 1998 et 2012 représenteront à l’échelle mondiale le segment de consommateurs le plus important. Leurs opinions, leurs goûts et leurs habitudes d’achats auront une incidence décisive dans les dix ans à venir sur l’industrie de la mode et celle de la beauté. C’est eux qui grandiront et deviendront adultes dans un monde aux contours redessinés par les ravages de la pandémie: la dernière enquête d’Oxfam menée auprès de 295 économistes prévoit un accroissement des inégalités simultanément dans la quasi-totalité des pays du monde suite à la Covid-19. C’est dire s’il leur sera demandé encore plus qu’à d’autres de faire preuve d' »agilité » – ce terme générique synonyme de « marche ou crève » – face aux incertitudes.

« Les crises économique, géopolitique et environnementale ont toujours fait partie de l’écosystème des Gen Zers, note Vincent Grégoire, directeur de création au sein du bureau de tendance parisien Nelly Rodi. C’est une génération qui n’a pas connu l’insouciance. Le doute chez elle est permanent. Elle est en recherche d’idéaux – en grande partie les mêmes que ceux défendus par la génération Y – mais elle radicalise les premières frictions qui ont pu être amenées par les Millennials. Lorsqu’elle s’emballe, c’est à l’extrême. Elle peut vouloir une chose et son contraire – défendre la planète et consommer sans discernement par exemple – de manière totalement schizophrénique. Avec elle, tout se passe dans l’instant présent, tout le temps. »

L'esprit de contradiction: portrait de la génération Z
© Sloan Laurits

Pétrie de contradictions, la génération « en même temps » – cette expression si chère au président français Emmanuel Macron – a vu ses ailes coupées par le confinement. Cette frange de la population, dont une enquête réalisée en 2019 par le bureau de stratégie OC&C auprès de plus de 15.000 répondants disait qu’elle valorisait alors « l’expérience plus que l’achat de biens », s’est retrouvée du jour au lendemain enfermée entre quatre murs, avec un téléphone et un ordinateur portable pour seul horizon. Biberonnés aux réseaux sociaux, les zoomers les plus jeunes ont souvent vécu leurs premières expériences de shopping en ligne et découvert les marques dont ils sont devenus fans par l’entremise d’algorithmes leur suggérant des contenus « matchant » leurs centres d’intérêt aussi pointus soient-ils, au fil des feeds « explore » et des pages « pour toi » de leurs comptes Instagram, YouTube et surtout TikTok. « Parce qu’ils sont nés en pleine récession économique, ils sont plus pragmatiques que leurs prédécesseurs, constate Maarten Leyts, fondateur de l’agence gantoise de recherche et de stratégie marketing Trendwolves, spécialisée dans les publics jeunes. Ils font attention à leurs dépenses. Ils veulent investir intelligemment et cherchent la bonne affaire. L’authenticité et l’intégrité des marques sont pour eux essentielles. »

Se montrer tel que l’on est

Créée en Chine en 2016, l’app TikTok est sortie grande gagnante de la crise sanitaire. Elle devrait dépasser 1,2 milliard d’utilisateurs mensuels en 2021. Plus de 40% d’entre eux auraient entre 16 et 24 ans. Selon le rapport annuel State of Mobile du cabinet App Annie, elle était en 2020 l’application – hors gaming – où l’on a dépensé le plus au niveau mondial. Et les marques ne s’y sont pas trompées. Selon le très influent site professionnel Business of Fashion, 40% des noms qui comptent dans le monde de la beauté sont désormais présents sur la plate-forme… contre 8% seulement en 2019. Ceux qui se sont contentés de recycler des contenus provenant de YouTube ou d’Instagram en ont très vite été pour leurs frais. Le succès rencontré par l’influenceur Hyram Yarbro, devenu en quelques mois un gourou mondial de tout ce qui touche aux soins du visage, en est la parfaite démonstration. Dans ses films, le jeune homme de 24 ans, passé depuis le mois de mars 2020 de 100.000 followers sur TikTok à plus de 6,8 millions, n’a qu’un seul mantra: « Ingredients don’t lie, bitch » – ce que l’on traduira par « les ingrédients ne mentent pas, bitch », ce mot fourre-tout tantôt insultant, tantôt affectueux selon le contexte n’ayant pas d’équivalent en français. Depuis sa chambre à coucher à Honolulu, le « skinfluenceur » déconstruit les discours marketing des marques les plus en vogue – y compris celles de célébrités comme Rihanna ou Kylie Jenner pourtant très populaires auprès de son audience – en s’en tenant rigoureusement à la composition des produits qu’il teste sans langue de bois. Autres critères majeurs pour lui: l’inclusivité, qu’il s’agisse du genre ou de la couleur de peau, et les efforts consentis pour l’environnement.

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« Le nombre de followers n’est plus le critère essentiel, assure pourtant Maarten Leyts, au contraire. Un chiffre élevé peut même sembler moins crédible. Ce qui compte avant tout, c’est que les personnes d’influence restent elles-mêmes et fassent entendre leurs opinions. En ce sens, les micro-influenceurs ont beaucoup plus d’impact car ils donnent l’impression d’être plus proches et plus en contact avec leur communauté. » Ceux que l’on surnomme plutôt des « whisperers » – soit des « chuchoteurs » – sont considérés par TikTok comme « influents » à leur échelle dès qu’ils sont suivis par au moins 1.000 personnes. Un chiffre qu’atteignent aisément la plupart des adolescents…

Le radical n’est plus marginal

« Contrairement aux Millennials, les zoomers ne rêvent plus d’une image parfaite et lisse mais d’avoir une identité forte, de se singulariser, même si, et c’est encore un de leurs paradoxes, ils adorent jouer avec les filtres et s’identifient eux aussi à des courants ou des modèles à condition qu’ils incarnent une cause qui leur est chère », poursuit Vincent Grégoire. Ils aiment l’idée que l’on puisse réussir et devenir célèbre en étant à la base une personne « normale ». Seule compte l’intensité de l’engagement, l’excès étant souvent perçu comme un gage de sincérité. « Parce que leur sens critique est en cours de construction, ils consomment de la punchline et réagissent à fleur de peau, ajoute l’expert français. Mais ils apprennent aussi à démasquer les impostures car ils savent chercher ce qu’ils veulent trouver. »

Les zoomers ne rêvent plus d’une image parfaite et lisse mais d’avoir une identité forte, de se singulariser, même si, et c’est encore un de leurs paradoxes, ils adorent jouer avec les filtres.

Vincent Grégoire

Le radical n’est plus marginal, qu’il ait le visage de Greta Thunberg, de Bretman Rock ou Bilal Hassani, tous deux bien décidés à briser les codes de la binarité. Ainsi, Léna Mahfouf, mieux connue sous le nom de Léna Situations, est devenue en quelques mois l’icône d’une génération en se montrant presque sans filtre dans des vidéos prônant la positive attitude sur fond de goût pour la mode, de féminisme et d’engagement antiraciste. Au point de se retrouver à 22 ans dans le top-50 des Françaises ayant fait 2020 du magazine Vanity Fair et d’avoir les honneurs de Times suite à la sortie de son premier livre Toujours Plus (Robert Laffont), véritable phénomène de la rentrée littéraire au grand dam des élites germanopratines. « Ils n’ont pas peur de challenger les élites engluées dans la bien-pensance et le prérequis, note Vincent Grégoire. Ces gens feraient d’ailleurs bien de descendre de leur tour d’ivoire s’ils veulent comprendre de qui sera faite la société de demain. Ils n’ont pas à les prendre de haut car ceux-ci ont beaucoup de choses à leur apprendre. » Ce que les zoomers sont d’ailleurs ravis de faire lorsque l’on prend la peine de les écouter: la manière dont ils ont aidé les aînés à réussir leur transition numérique forcée durant le confinement en est le meilleur exemple.

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Devenir son propre patron

Si le sentiment d’appartenance à une communauté est pour tous ces jeunes essentiel, il dépasse très largement le cadre de la famille ou du cercle d’amis rencontrés dans la vraie vie. « Dès qu’il est question de sujets importants comme le climat, la lutte contre le racisme, l’égalité homme-femme ou les droits des LGBTQ, on peut véritablement parler de génération sans frontières, souligne Maarten Leyts. A travers les hashtags et les appels à prendre position en tant qu’individu qui ne fait pas partie du camp de ceux que l’on peut réduire au silence, les Gen Zers se sentent connectés les uns aux autres, quelle que soit la distance physique qui les sépare. Mais ce sentiment d’appartenance peut aussi concerner des choses bien moins fondamentales, comme un goût partagé pour un groupe de musique ou une série télévisée. » Au même titre que les réseaux sociaux, les plates-formes de streaming comme Netflix, Amazon Prime, Twitch ou encore Spotify jouent donc un rôle essentiel dans la construction de l’identité générationnelle des Z. Fort de ses plus de 300 millions d’utilisateurs âgés pour 75% de moins de 35 ans – l’âge moyen de l’auditeur de podcast étant lui de 25 ans -, le service de musique en ligne s’intéresse donc de près aux attentes de ses jeunes abonnés. Dans son dernier rapport annuel baptisé Culture Next, le géant suédois, qui a mené l’enquête dans plus de 12 pays, assure que 65% d’entre eux aspirent à devenir leur propre patron, 30% n’estimant pas nécessaire pour ça de passer par l’université.

L'esprit de contradiction: portrait de la génération Z
© KLAAS VERPLANCKE

« Ils ont parfaitement intégré le fait qu’ils auront plusieurs jobs, des arrêts même dans leur carrière et ça leur va très bien, analyse Vincent Grégoire. On les décrit souvent comme des enfants gâtés capricieux mais en réalité, ce côté « égologique » crée aussi de l’énergie entrepreneuriale. Et à ce titre, Vinted, comme d’autres sites de vente en ligne de vêtements et d’objets de seconde main, est un lieu d’expérimentation parfait. » La plate-forme, qui compte chez nous déjà plus de 1,5 million de membres, a vu le nombre d’inscrits en Europe augmenter de 17% lors de chacun des confinements. Officiellement, seuls les plus de 18 ans peuvent commercer sur le site, mais dans la pratique, ils et elles sont nombreux à passer par le compte d’un adulte de la maison. La tranche majeure des zoomers – de 18 à 24 ans – constitue l’un des groupes d’âge les plus présents sur Vinted, y compris dans les inscriptions récentes. C’est aussi celle qui se dit à 65% la plus susceptible de vendre ou d’acheter des vêtements d’occasion.

« La durabilité au même titre que l’égalité en termes de genre et d’ethnicité sont des critères essentiels pour eux, détaille Maarten Leyts. Ils prennent très au sérieux les effets néfastes de la production de masse et de la fast fashion, ce qui les rend adeptes d’une forme d’économie circulaire où ils font des achats de seconde main, en amont, et consomment localement. Mais même s’ils sont très bien informés des enjeux, cela ne veut pas dire qu’ils se comporteront toujours avec la même rigueur par rapport à ceux-ci. Ainsi, ils peuvent très bien avoir une opinion très tranchée sur une marque et ne pas s’en dire fan mais tout de même acheter certains de ses produits, quitte à trouver une excuse pour se justifier. »

Le shopping hédonique contre la déprime

Pendant que leurs parents succombaient aux sirènes de Marie Kondo et offraient à leurs placards un grand nettoyage par le vide, bon nombre de zoomers se sont ainsi réfugiés dans le shopping, notamment en ligne, pour tenir bon pendant le confinement. Selon le rapport « 2020 Year in Review » de VSCO, l’éditeur de photos et de vidéos cousin d’Instagram, la mode s’est muée en loisir créatif pour se mettre en scène sur les réseaux sociaux. Un phénomène de compensation bien connu des spécialistes du comportement. « Depuis assez longtemps, les études scientifiques analysent l’influence que peut avoir le contexte émotionnel sur les achats, confirme Gordy Pleyers, professeur à la Louvain School of Management de l’UCLouvain et spécialiste des phénomènes d’influence. Par exemple, le fait d’être dans un état interne négatif peut inciter certaines personnes à acheter davantage pour tenter de se remonter le moral, comme s’il s’agissait d’une forme de stratégie pour « redresser » une humeur négative. Cela peut concerner en particulier des produits « hédoniques », c’est-à-dire des produits particulièrement liés au plaisir et à l’émotion, comme par exemple certains aliments, des habits, ou des produits de soin. » Ainsi, 59% des répondants à l’enquête assurent avoir dépensé leur argent pour acheter des vêtements en 2020 afin de se remonter le moral tout au long de cette année particulière.

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© KLAAS VERPLANCKE

Leur budget n’étant pas extensible, les zoomers qui adorent changer de style au gré de hashtags en vogue « font tourner » ce qu’ils ne portent plus et privilégient les labels de super fast fashion, comme Boohoo et ses Pretty Little Things ou Missguided dont ils sont le public cible. S’ils disent exiger des marques qu’ils consomment qu’elles soient respectueuses de l’environnement et des droits des travailleurs qu’elles emploient, ces valeurs passent parfois au second plan face à l’attrait d’un prix imbattable et l’envie irrésistible d’être parmi les premiers à afficher sur les réseaux le look du moment. Ainsi, bien que secoué par plusieurs scandales sur les conditions de travail de ses sous-traitants, Boohoo a néanmoins enregistré une hausse de 40% de ses ventes au cours des quatre derniers mois de l’année. Ces pièces, qui n’ont parfois été portées qu’une ou deux fois, se retrouvent aussi en masse sur Depop. Dans cette vaste friperie digitale dont plus de 90% d’utilisateurs sont âgés de moins de 26 ans, les grands ados côtoyent les stars de l’influence qui y organisent leur vide-dressing et des célébrités grand public comme Maisie Williams, l’actrice de Game of Thrones, ou la top Emily Ratajkowski.

Déconsommation et altercapitalisme

« On peut y voir une forme d’altercapitalisme », pointe Vincent Grégoire. Ainsi, lorsque Cruz Beckham, fils de Victoria et David, tente à 15 ans de revendre pour 45.000 euros sur le compte Instagram @sneakerbratz un hoodie Louis Vuitton extrêmement rare et reçu du label lui-même, il n’est pas motivé par la déconsommation. « Les jeunes très actifs sur ces sites se posent plutôt en minitraders de la fripe, ajoute Vincent Grégoire. Le but dans ce cas n’est pas de résoudre la pollution textile, mais de rester cool. Ce qui n’empêche pas de faire bouger les lignes jusqu’à la tête des grandes griffes de luxe qui sont toutes en train de réfléchir à organiser au mieux la deuxième vie de leurs produits. »

Plutôt que de rester cantonnés dans un style qu’ils connaissent, ils préfèrent avant tout élargir leurs horizons et découvrir de nouvelles choses.

Maarten Leyts

Leur refus de se laisser étiqueter leur permet aussi d’assumer sans complexe une certaine volatilité. « Même si la Gen Z ne veut pas se laisser définir par les marques, elle les utilise pour exprimer qui elle est, insiste Maarten Leyts. Et passe sans état d’âme de l’une à l’autre. C’est la même chose dans leurs choix musicaux: grâce à des applications comme Shazam, TikTok, Spotify ou vi.be en Belgique, leur bibliothèque musicale n’a jamais été aussi étendue. Les genres musicaux aussi sont plus fluides – on ne parle plus seulement de pop, rock, blues… mais de indie pop, surf rock… – et s’influencent entre eux. Plutôt que de rester cantonnés dans un style qu’ils connaissent, ils préfèrent avant tout élargir leurs horizons et découvrir de nouvelles choses. » Une soif d’apprendre et d’échanger qui se vérifie aussi en amitié. « Ce qui compte pour eux, c’est ce que chacun peut apporter aux idées et aux connaissances de l’autre, conclut Maarten Leyts. Un passionné de mode échangera à expertise égale avec un passionné de musique, tout en restant pertinent. » Cette horizontalité s’embarrasse peu de l’âge ou de la hiérarchie et valorise avant tout l’échange à armes égales plutôt que la compétition à outrance. De sacrées belles bases pour leur monde d’après.

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