Leur passion, la culture des fleurs: « Qui oserait dire que ce n’est pas thérapeutique? »

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Regagner la terre, la traiter avec douceur, cultiver ses saveurs oubliées, et créer du lien… Tels sont les traits communs des projets de Sanne, Emilia et Cécile, qui ont chacune développé une approche singulière de la production agricole. Trois expériences qui témoignent d’une mutation nécessaire et en cours.

Sanne De Greef, 44 ans

  • Projet: Booketteflowers
  • Spécialité: bouquets de fleurs, composition florale
  • Terrain: à Weert-Saint-Georges (Brabant flamand)
  • Site: booketteflowers.be

« J’ai commencé à cultiver des fleurs d’abord pour moi-même. Les deux premières années, les récoltes ont été importantes et je me suis mise à réaliser des compositions, de façon intuitive. Les couleurs me fascinaient. Composer des bouquets est très proche du dessin. Cet aspect créatif est ce que je préfère: les fleurs sont pour moi une manière de partager de la beauté, de communiquer avec le monde. »

Sanne De Greef
Sanne De Greef© Laetitia Bica

Quand Sanne De Greef a étudié l’architecture à Sint-Lucas, on y parlait peu d’écologie. Elle qui avait toujours aimé jouer avec les éléments organiques s’est vite détournée de la discipline. Elle a fait des scénographies puis oeuvré dans le secteur du film, avant de débuter dans le social et le soin aux personnes. Ce qu’elle fait toujours à temps partiel. Le reste du temps, il y a Bookette Flowers. « A un moment, je me suis demandé ce qui me donnait vraiment de l’énergie. Là, mes souvenirs de l’enfance sont revenus. J’étais dans la nature et je rêvais d’être fermière, comme mes grands-parents. » Sanne réinvestit alors le potager de sa maison d’enfance, mue par ce désir de fleurs cultivées au naturel. « Au départ, j’étais touchée par les fleurs en général. Cela a évolué vers une approche toujours plus simple, plus sauvage. Des gens viennent parfois avec des photos d’Instragram et me demandent des fleurs avec cette couleur pêche très à la mode. Mais ces teintes résultent de processus pas du tout naturels. Je n’ai aucune envie de me stresser pour arriver à cela. Ce qui me touche le plus d’ailleurs, ce sont les espèces sauvages dans un champ, la fragilité qu’elles dégagent. C’est ça qui est le plus beau. » A ses yeux, les fleurs sont un produit à part, un produit de luxe qu’elle aime destiner aux événements exceptionnels, mariages et autres cérémonies qui lui permettent d’imaginer des compositions originales. Si les fleurs sont un must, le travail acharné qu’elles demandent demeure peu rémunérateur. Professionnellement, cela implique des choix. L’été dernier, Sanne cultivait trois champs différents quand l’un deux a été détruit par les inondations. Depuis, elle s’est recentrée sur un seul site, à son domicile de Weert-Saint-Georges. Elle y a développé une formule d’abonnement à travers laquelle les souscripteurs viennent cueillir leurs bouquets tout au long de l’année. « Cette décision me permet d’aborder les choses de manière plus sereine, mais aussi d’impliquer le public dans la relation à la terre. De plus en plus de gens veulent profiter de la nature, mais pas y travailler. Or nos paysages ont besoin de mains pour s’en occuper. »

Fleurs de fenouil noir.
Fleurs de fenouil noir.© Laetitia Bica

Emilia Farfan, 37 ans

  • Projet: Hierba Buena
  • Activités: tisanes, ateliers…
  • Terrains: sur deux champs de La Papelotte, à Waterloo et Smala Farming, à Anderlecht
  • Site: hierbabuenatisanes.be

« Vous savez, je n’invente rien. Je reprends juste ce qu’on a oublié. C’est fou, ces images de sorcières qu’on a inventées pour décrédibiliser les savoirs liés aux plantes. Moi, je me sens gardienne de la terre. On devrait tous se sentir gardiens de la terre. » Cultiver manuellement, opter pour le zéro déchet, traiter ses plantes avec ses propres plantes ou encore faire le choix de se déplacer uniquement avec sa Hierbamobile, un vélo cargo acheté par crowdfunding, ces décisions ont toutes été des évidences pour Emilia Farfan. Baptiser son projet Hierba Buena, « l’herbe bonne », l’était tout autant: « En Argentine, hierba buena, c’est la menthe ; ailleurs, c’est la verveine ou la mélisse. Pour moi, ce sont aussi les personnes qui viennent m’aider et me font du bien », dit-elle. Avant d’en arriver à cultiver et élaborer seize tisanes aux vertus variées, sur deux champs partagés, la jeune femme a parcouru un long chemin. Après ses études en tourisme à Salta, sa ville natale en Argentine, il y a eu les voyages et les découvertes, mais aussi des années de galère, de petits boulots et de précarité sans papiers. Laissons ce qui a été un roman en soi pour raconter ici les plantes sauvages glanées à Bruxelles et un premier potager… d’un mètre carré.

Emilia Farfan
Emilia Farfan© Laetitia Bica

« J’avais envie de bien manger mais n’en avais pas les moyens. J’ai compris que je devais faire pousser mes légumes moi-même. L’aspect médicinal est venu ensuite. » Avant de pouvoir suivre des formations, la Belge d’adoption dévore les bouquins – « Les livres sont le remède quand on n’a pas accès à l’éducation. » Aujourd’hui, sa bibliothèque de deux cents ouvrages spécialisés est mise à disposition des personnes intéressées. Le partage est au coeur de sa démarche, comme il est au coeur des deux projets agricoles qui ont mis six ares de terre à sa disposition. « C’est un investissement partagé. Je m’invite dans ces endroits en échange de la biodiversité que cela apporte. » Indépendante, soutenue par des bénévoles, Emilia travaille beaucoup et propose également des ateliers et animations. « Mais quand je rentre chez moi tard le soir, je sais que j’ai fait le bon choix. Je n’aurais jamais pu être dans un bureau. Au champ, je suis bien. Les plantes t’acceptent comme tu es. Elles ne te demandent pas d’où tu viens ou si tu as des papiers, si tu es comme ci ou comme cela. Je vois aussi ce que les plantes font aux gens qui viennent m’aider. Qui oserait dire que ce n’est pas thérapeutique? Travailler la terre crée en outre une conscience environnementale. On voit que c’est difficile, qu’il faut préserver l’eau. Les changements du climat nous affectent, évidemment. Mais, comme les plantes, on s’adapte. »

Cosmos
Cosmos© Laetitia Bica

Cécile Gilquin, 31 ans

  • Projet: Tiers Paysage
  • Activités: création de jardin, culture de fleurs comestibles, cueillette sauvage, ateliers…
  • Terrain: Eldoradis, à Linkebeek
  • Site: tiers-paysage.com

« Il y a tant à déconstruire dans notre vision du monde. L’idée de plantes sauvages comestibles est associée à la pauvreté. Or on peut manger des bleuets, faire des choses incroyables avec des orties… Cela dit, ce sont des éléments auxquels je ne prêtais pas non plus attention auparavant: les floraisons, pour moi, ça faisait partie du décor. Désormais je trouve partout matière à m’émerveiller et c’est pareil pour les gens qui viennent aider au champ. » Cécile Gilquin réalise encore parfois des missions de chargée de com’ mais elle est passée à autre chose. Cela a commencé avec une formation en entrepreneuriat de jardin et un job pour Les Terres d’Ici, un projet d’agro-écologie à La Hulpe. « Ma formation était fort classique. Mais quand un professeur nous a parlé de Gilles Clément et son principe de « Tiers paysage », cela m’a passionnée. »

Cécile Gilquin
Cécile Gilquin© Laetitia Bica

Le Tiers paysage, selon ce jardinier français, ce sont ces zones non plantées et négligées (de la friche au rond-point en passant par les terrils) dont l’énorme biodiversité est essentielle. Cécile a d’ailleurs emprunté ce terme pour baptiser son projet. « Mon idée de départ a été d’aménager des jardins en ville et de coupler l’ornemental au nourricier. Je suis convaincue qu’on peut faire des trucs originaux et se faire plaisir avec une simple jardinière. » En parallèle des jardins qu’elle créés, Cécile multiplie les rencontres et les collaborations. Elle fait du maraîchage avec Radis Kale à Anderlecht mais elle a aussi commencé ses propres cultures à Linkebeek, invitée par le collectif Eldoradis. « C’est un jardin privé mis à leur disposition par des propriétaires très contents de voir quelqu’un s’occuper de leur terrain. Eldoradis n’utilisait pas toute la place. Il restait de petits interstices qui me suffisaient. » Là, Cécile fait pousser des fleurs comestibles, des aromates et des plantes médicinales. En plus de cela, elle expérimente des macérats, infusions et autres kombuchas. Surtout, aux alentours, elle approfondit la cueillette sauvage: orties, ail des ours, aubépine, sureau, tilleul… « Bruxelles est pleine de petites bulles que l’on peut « exploiter », si je peux utiliser ce mot. Cela rejoint les idées de Gilles Clément: on va manger du sauvage, pallier ce qui manque. Peu à peu, les gens se laissent convaincre. »

Nigel et coquelicots
Nigel et coquelicots© Laetitia Bica

Julie Van Overmeiren, 38 ans

  • Projet : Zilt & Zoet et Overvloed
  • Activité : maraîchage de légumes, fleurs et algues
  • Terrain : à Anvers et Beveren
  • Site: ziltenzoet.beovervloed.org

Regagner la terre, la traiter avec douceur, cultiver ses saveurs oubliées, et créer du lien… Tels sont les traits communs des projets d’Emilia, Julie, Sanne et Cécile, qui ont chacune développé une approche singulière de la production agricole. Quatre expériences, à la fois modestes et radicales, personnelles et collectives, témoignant d’une mutation nécessaire et en cours. Voici le témoignage de Julie Van Overmeiren, maraîchère.

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« Le but de la permaculture est d’être régénératif. Si toute l’agriculture l’était, nous échapperions aux problèmes climatiques : le modèle actuel détruit les terres, dégrade les sols en les remuant sans cesse. Il empêche le stockage du carbone. Sur notre parcelle, la densité et la diversité des plantations évite les mauvaises herbes.Les plantes se protègent et se nourrissent l’une l’autre, tel ce trio magique des Amérindiens qui mêlaient courges, maïs et haricots. Nous veillons à avoir beaucoup de fleurs car elles aussi favorisent la biodiversité. Puis, je m’amuse à observer les différentes manières de planter de nos bénévoles : chacun a la sienne, comme une façon de montrer sa personnalité. »

Julie Van Overmeiren a travaillé dix ans dans l’éducation à l’environnement. Planter des graines dans les consciences est essentiel, assure-t-elle, mais elle a fini par vouloir aller plus loin: « Quand on se lance, on voit la différence entre la théorie et la pratique. » Amoureuse des saveurs, elle a commencé par réaliser du kimchi avec des feuilles de chou trop abîmées pour être vendues. Vint ensuite un projet peu banal : la création d’un jardin maraîcher dans une vieille écluse de 100 m2 sur l’Eilantje d’Anvers.A la fois artistique et agricole, l’expérience lui fait découvrir les plantes salines méconnues telles que la salicorne ou la ficoïde glaciale. Les terres de l’estuaire de l’Escaut (« zilt ») favorisent leur culture et ont donné son nom au projet : Zilt & Zoet.

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.© Laetitia Bica

Depuis, Julie, accompagnée de sa mère et d’autres bénévoles, ont gagné un terrain de 3 500 m2 à Beveren. Le résultat: des plantes salines, mais aussi des légumes, ou encore ces fleurs de courgettes qu’elle livre deux fois par semaine au très chic restaurant The Jane. « Dans les paniers que nous proposons à nos abonnés, nous glissons des plantes à découvrir. Nous les accompagnons de recettes et d’indications sur leurs vertus pour la santé. »

Le maraîchage de Zilt & Zoet favorise la diversité et l’approche « no dig » où l’on touche le moins possible à terre. Actuellement l’ASBL Zilt & Zoet se mue en une coopérative, Overvloed (« abondance »). Prochaine étape : acheter un terrain. « Nous aimerions trouver 3 ha dans un rayon de 10 km autour d’Anvers. L’accès à la terre est problématique. Pour nous y aider, nous avons lancé un crowdfunding qui a très bien démarré. Sans doute le type de sol nous fera abandonner les plantes salines, mais si la terre nous appartient, nous pourrons y planter des arbres et créer une agriculture encore plus résiliente. »

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En mai, tonte à l’arrêt. Pour la deuxième année consécutive, Le Vif invite tous les citoyens à ne pas tondre leur gazon pendant le mois de mai, afin d’améliorer la diversité et mieux armer la nature contre les effets des crises climatiques et de la perte de la biodiversité. Infos et inscription dès le 14 avril sur levif.be/enmaitontealarret

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