Qui a peur du grand méchant « loue », ou pourquoi les Belges s’obstinent à vouloir être propriétaires

Vaut-il mieux louer qu'acheter? Getty Images
Vaut-il mieux louer qu'acheter? Getty Images

Si la plupart des Belges continuent à vouloir devenir propriétaires, certains, plus rares, font le choix de la location… Et s’en félicitent, pas seulement pour des raisons financières. Pourquoi nous sentons-nous presque obligés d’investir dans la brique et a-t-on vraiment raison de le faire? Tentatives de réponse.

Si à l’heure actuelle, la mention d’une brique dans le ventre aurait plutôt tendance à évoquer télé et succession de villas de verre et de béton, cela fait toutefois plusieurs générations que l’expression est utilisée pour qualifier le Belge et son rapport presque fusionnel à la propriété. Entre objectif et projet de vie, le «chez-soi» est le Graal, dont la quête s’accompagne forcément de celle d’un convoité titre de propriété. C’est que la brique en question s’achète, elle ne se loue pas, et pour celles et ceux qui font néanmoins le choix de la location, elle s’avère souvent indigeste.

Hier encore propriétaire, Mia, 71 ans, a récemment signé son premier bail locatif. Une aberration, pour ses proches, qui alternent entre surprise et consternation depuis l’annonce de sa décision. «Pour eux, c’est comme si je partais en vrille», confie celle qui a perdu son mari il y a un an, et son fils il y a seize ans déjà. «Je n’ai donc pas d’héritiers à qui léguer mes biens. Ma pension est plutôt modeste, et grâce à la vente de ma maison, j’ai désormais une belle épargne. Je compte m’en servir pour payer mon loyer ainsi que quelques extras, comme des voyages par exemple.» Une approche qui lui a semblé plus sensée que de voir le produit de la vente posthume de sa maison divisé entre l’Etat et un lointain parent, «mais autour de moi, les gens sont convaincus que je me dirige tout droit vers les ennuis financiers». Après tout, louer est «de l’argent jeté par les fenêtres», alors quand il s’agit de passer de la propriété à la location, imaginez le tollé.

C’est qu’en Belgique, les propriétaires restent majoritaires: selon les derniers chiffres de 2018, 72% de nos compatriotes possèderaient leur logement, contre 40% seulement en moyenne en Autriche, en Allemagne ou encore en Suisse. Alors qu’aux Pays-Bas, 29% de la population vit dans des logements sociaux, à Bruxelles, cela ne concerne que 7% des habitants, et 5% seulement en Wallonie et en Flandre. «Dans notre pays, il est normal d’être propriétaire, explique Pascal De Decker, professeur d’architecture à la KU Leuven, et la location est réservée aux personnes qui ne peuvent rien acheter. Il y a un aspect émotionnel, presque comme une sorte de stigmate.»

Déconstruction des fondations politiques de la « brique dans le ventre »

Et ce alors même que comme nombre de préjugés, ceux qui pèsent sur la location ne sont pas tous fondés. Ou du moins, pas de manière aussi simpliste que les conversations sur le sujet le laissent penser. De l’argent gaspillé, louer? Tout dépend de comment on fait ses calculs, réplique Olivier Bastin, qui a été le premier Maître Architecte de la Ville de Bruxelles lors de la création du poste en 2009. «Dès l’instant où le montant d’un loyer ou d’un emprunt est assez similaire, cela semble assez logique de dire que si on achète plutôt que de louer, on capitalise. Mais la question se pose différemment à partir du moment où la priorité n’est pas d’avoir un capital à transmettre à ses enfants. Si on s’inscrit dans une réflexion à plus court terme, en se demandant de quoi on a vraiment besoin maintenant, et de quoi on aura peut-être envie dans dix ans, alors la location est l’option la plus logique, parce qu’elle permet beaucoup plus de flexibilité» argumente celui pour qui il n’est «pas correct de dire que louer est un choix stupide, parce que ça dépend de la situation de chacun». Une posture nuancée qui fait sens, mais qui ne trouve pourtant qu’un faible écho dans le royaume. La faute à cette satanée brique, toujours?

«On dit toujours que le Belge a une brique dans le ventre, mais en réalité, cela vient d’une volonté politique et stratégique, pensée au XIXe siècle pour calmer les mouvements sociaux, explique Olivier Bastin. A l’époque, il y avait pas mal de révoltes, notamment dans les milieux des mines et du charbonnage, et le politique de l’époque a eu l’idée de proposer du logement sain au peuple pour le calmer. En lui donnant accès à la propriété, on mettait cette classe révoltée dans une logique de protection de son bien qui la calmerait forcément progressivement.» Une mission plus que réussie, car si le fondateur de la coopérative architecturale L’Escaut pointe encore que «le Belge n’a pas une brique dans le ventre, ce sont seulement les pouvoirs publics qui lui donnent cette impression», il faut bien admettre que cette illusion est devenue une réalité au fil des années.

Chacun (son) chez soi

Epinglant lui aussi les différentes manœuvres politiques entreprises depuis le XIXe siècle, Pascal De Decker pointe une autre motivation à la propriété. «Les gens se disent qu’une fois leur crédit remboursé, ils n’auront plus de frais de logement à payer.» Et là aussi, le politique y gagne, «car si la majorité de la population n’a pas de loyer à payer durant ses vieux jours, on peut maintenir les pensions à un niveau plus bas». Aux pauvres, les logements sociaux, à tous les autres, «le rêve de la vie idéale: une maison à soi, de préférence entourée d’un jardin».

Et si le politique a joué un rôle non négligeable dans la construction de ce paradigme, «cela n’aurait pas fonctionné si les gens n’avaient pas aimé être propriétaires. Nous aimons avoir notre propre maison, où nous pouvons faire ce que nous voulons. En Belgique, la propriété est la norme, mais en même temps, chaque maison est unique à son propriétaire, ce qui permet à ces derniers d’avoir simultanément un sentiment d’appartenance et d’individualité», explique encore Pascal De Decker.

Calculs faussés

En outre, depuis l’avènement du capitalisme au siècle dernier, la propriété n’est plus seulement synonyme de stabilité, elle est aussi le symbole de statut social ultime. Le logement ne répond plus seulement à un besoin fondamental, il devient une construction mentale: une épargne, un investissement, un symbole d’accomplissement. Et ce alors même que «ce n’est pas parce qu’on loue qu’on est pauvre, et ce n’est pas non plus parce qu’on acquiert un bien qu’on est riche» rappelle Olivier Bastin. Qui a lui-même fait l’acquisition avec son épouse d’un bâtiment où développer leur pratique professionnelle, tout en restant locataires d’un appartement en parallèle. «La spécificité du Belge n’est pas tant d’avoir une brique dans le ventre mais plutôt d’avoir vu l’avènement du modèle de la propriété à une époque où un volontarisme politique très fort a soutenu la notion de propriété privée» décrypte celui pour qui «on a cultivé le fait d’habiter chacun chez soi comme étant le modèle le plus désirable, mais c’est assez pauvre comme réflexion. Surtout de nos jours, avec les problèmes de densification et d’habitat insuffisant». Une lecture à laquelle fait écho son successeur Kristiaan Borret, Maître Architecte actuel de la Ville de Bruxelles. «En Belgique, le nombre de locataires est relativement faible par rapport à d’autres pays. Toutefois, dans une grande ville comme Bruxelles, le taux de propriété d’environ 38% est nettement inférieur à la moyenne belge. C’est pourquoi je préconise ici d’autres formules de logement, telles que l’emphytéose ou la coopérative, qui ne suivent pas la notion traditionnelle de propriété foncière mais la font évoluer et permettent ainsi d’offrir des logements plus abordables.»

Bof alternative

Mais encore faut-il que les citoyens soient prêts eux aussi à aborder la situation du logement différemment. «Parce que l’acquisition de biens immobiliers a été au centre des préoccupations pendant si longtemps, les alternatives, du marché locatif privé au logement social, ne sont pas extraordinaires. Et des idées telles que l’habitat collectif peinent à gagner du terrain», regrette Pascal De Decker. Et pourtant, il existe une autre vision du home sweet home que celle qui s’accompagne d’un endettement sur trente ans.

Wim, 49 ans, est locataire depuis toujours, et habite «un appartement appartenant à la Ville de Bruxelles. Ce n’est pas un logement social, mais c’est très abordable, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais envisagé d’acheter. Rembourser une hypothèque me coûterait certainement le double de ce que je paie chaque mois actuellement. J’aime voyager et sortir, alors j’ai préféré la satisfaction immédiate à une planification financière rigoureuse. Mes parents ne pouvaient pas m’aider financièrement et je n’ai pas d’enfants, ce qui joue aussi un rôle. Beaucoup de personnes dans ma situation ont quand même franchi le pas de la propriété, et je me dis qu’elles ont mis de l’ordre dans leurs affaires. Parce que oui, posséder sa propre maison, cela dénote toujours d’un certain statut. Vous avez réussi. Qu’est-ce que cela dit de moi le fait de n’avoir rien acheté? Il m’arrive de ruminer la question. Peut-être que je suis resté longtemps un adolescent attardé. Un autre argument important en faveur de la location était l’idée de liberté. Je ne voulais pas m’attacher, parce que qui sait, peut-être que je déménagerais dans une autre ville ou un autre pays. L’ironie, c’est que cela fait vingt-cinq ans que je travaille pour la même entreprise et que je vis à Bruxelles. Je ne le regrette pas vraiment, mais il est parfois un peu dommage qu’en tant que locataire, on ne puisse pas tout à fait suivre ses propres goûts. Si je pouvais agencer mon lieu de vie comme je le voulais, ma cuisine et ma salle de bains seraient bien différentes».

Différence capitale

«Nous aimons nous considérer comme une espèce rationnelle, mais ce n’est souvent pas le cas, estime Pascal De Decker. Si vous considérez le loyer comme de l’argent gaspillé, cela signifie que votre maison est une forme de capital accumulé. Ce qui est vrai en théorie. Si vous vendez votre propriété, vous libérez de l’argent que vous pouvez utiliser à d’autres fins. Mais les Belges ne font pas ça. On entend souvent: on ne va pas vendre, et les enfants dans tout ça? On peut donc parler d’une fausse forme de constitution de capital. L’argent existe, mais il est coincé dans des briques.»

Une logique qui coince doublement aujourd’hui, car en raison de la hausse des prix de l’immobilier, les jeunes générations ont plus de mal à accéder à la propriété. «Mais ce n’est pas si grave, assure Pascal De Decker. Oui, les prix augmentent, mais les gens achètent toujours autant qu’au cours des décennies précédentes. Cela devient de plus en plus difficile si l’on ne dispose pas d’un capital initial, qui, pour la plupart des acheteurs, provient en partie de leurs parents. Ainsi, pour nombre de nos compatriotes, leur propriété est une sorte de garantie pour la génération suivante.»

Mieux soit louer?

Et déconstruire ce faisant ce qui finit par peser lourd sur l’estomac? «Face à la pression à l’achat, on pourrait tout à fait imaginer un changement de paradigme et la montée d’un discours politique qui encourage la location et prend des mesures pour réguler les loyers. Mais sans une volonté politique offensive, le changement de mentalité ne se produira pas, alors même qu’il est nécessaire», argumente Olivier Bastin.

D’autant que notre façon de concevoir la propriété est problématique, met en garde son confrère de la KU Leuven. «Historiquement, le rêve de la villa avec jardin a conduit à l’accaparement d’une trop grande partie de nos espaces verts et à des embouteillages sans fin. Aujourd’hui, nous voyons de nombreuses personnes vieillir dans des maisons mal adaptées, dans des endroits où il n’y a pas assez de commodités. Ceux qui n’ont pas de voiture et qui n’habitent pas à proximité d’une boulangerie ou d’un supermarché ont un problème. Cela accentue la solitude et il est plus difficile de rester indépendant en vieillissant.» Il s’agirait donc d’adopter une approche plus flexible de l’habitat. «Au lieu de s’en tenir à l’idée que la propriété est toujours meilleure que la location, nous pourrions choisir la formule de logement qui convient à chaque stade de vie, suggère Pascal De Decker. Les pays scandinaves sont déjà plus performants en la matière. Achetez si vous le pouvez et si vous en tirez un avantage, louez si c’est une meilleure idée.» Chacun son approche du chez-soi, c’est le mieux pour tous. 

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