Bande de potes: quand l’amitié devient toxique
Dans A l’écart de la meute, le journaliste français Thomas Messias dénonce les dynamiques à l’oeuvre dans les groupes d’amis semblables à ceux que l’on voit dans les films de potes. Inoffensifs en apparence. Et qui pourtant, par leurs comportements, pérennisent le patriarcat.
Le cinéma français en a fait un genre. On appelle ça le « film de potes » et les ingrédients en sont presque toujours les mêmes, quelle que soit la date de sortie. Le script tient en quelques lignes: une bande de gars, plutôt bourgeois, qui se connaissent depuis toujours, chacun bien dans son rôle, du dominant qui donne le ton au souffre-douleur qui prend cher. Rien que ça, déjà, devrait nous mettre la puce à l’oreille. A croire que les histoires d’amitiés masculines — entre hommes blancs, cis-genres et hétéros cela va sans dire — ont vocation à se répéter, imperméables à la marche du monde.
Dans l’un des épisodes du podcast Mansplaining qui décortique les masculinités au travers d’oeuvres culturelles, Thomas Messias s’était déjà demandé au regard des messages véhiculés dans Les petits mouchoirs ou la trilogie Le coeur des hommes, par exemple, ce qu’il y avait vraiment de bon à garder dans cette camaraderie machiste qui, assure-t-il, « nous pousse à faire preuve de solidarité avec des types qui ne le méritent pas et font même ressortir le pire de nous-même ». Avec A l’écart de la meute — Sortir de l’amitié masculine, un essai qu’il vient de publier aux éditions Marabout, le journaliste qui est aussi professeur de mathématiques dans un lycée à Roubaix, invite tout simplement ses semblables à dynamiter leur bande de potes afin de privilégier les relations plus intimistes et plus égalitaires. Quitte à transposer s’il le faut la méthode Marie Kondo à son cercle d’amis? Il semble que oui.
Très souvent, ces bandes d’amis qui perdurent se forment à l’adolescence ou pendant les études supérieures. La formation de ces groupes n’est-elle pas un élément constitutif et même inévitable du passage à l’âge adulte?
Thomas Messias: Cela commence même beaucoup plus tôt, dès l’entrée en maternelle. C’est d’ailleurs souhaitable d’enjoindre les enfants à ne pas rester dans leur coin, à se faire des petits copains, des petites copines. Mais très vite, les garçons et les filles sont poussés à se regrouper avec leurs semblables pour des activités. Comme si on avait intégré qu’un enfant allait avoir plus de facilité à aller vers celui ou celle qui lui ressemble, en termes de genre en tout cas. La bande va se renforcer à l’adolescence et c’est normal. Je ne dis pas aux adolescents: « N’ayez que des amitiés individuelles. » C’est aussi dans le groupe que l’on se construit. Ce qui me gêne, c’est la non-mixité qui reste extrêmement majoritaire. C’est d’ailleurs encouragé par le cinéma et ces films de potes qui perpétuent cette idée que pour être un « vrai mec » on doit traîner avec des « vrais mecs ».
‘En amour, nous sommes beaucoup plus exigeants: personne n’aurait envie de passer sa vie avec quelqu’un qui ne le respecte pas.’
Comment expliquez-vous que ces bandes persistent davantage chez les hommes que chez les femmes?
Parce qu’elles n’ont plus le temps! Les hommes, même à l’âge adulte, vont se retrouver plus facilement à toutes heures — notamment celles où leurs compagnes sont tenues d’être à la maison pour s’occuper des enfants — mais ils sont aussi plus réunis par les loisirs. A la trentaine, ils vont continuer à faire un sport collectif, ils vont plus facilement aller voir un match, un concert, en groupe. L’espace public leur est également plus accessible, ils n’y sont pas menacés, au contraire! Ils envahissent sans complexe les terrasses de café, jambes écartées et regards aux aguets. Et ce faisant, ils perpétuent ainsi une certaine culture masculine de la ville, ils occupent le terrain. N’oublions pas que notre monde est masculin par défaut: les garçons depuis l’enfance sont au centre de tout, dès la cour de récréation. Tout ce qui est différent est considéré comme l’altérité que l’on doit essayer de gommer pour préserver ce monde hétéro blanc masculin qui a l’air de fonctionner très bien. Il vaut donc mieux museler tous les empêcheurs de tourner en rond.
Et à vous lire, le cinéma entretient les clichés et pose même ces bandes de potes sexistes comme modèles?
L’amitié est un thème essentiel et central de tout un tas de comédies. Et les films de potes, comme on les appelle, véhiculent, si on y regarde de près, des tas de « valeurs » qui moi me font fuir dans la vie! Je pense notamment à cette domination par le rire — à travers les blagues sexistes mais aussi les histoires supposément drôles sur les homosexuels ou sur le type de la bande jugé plus faible parce que pas sportif ou maladroit — qui renforce la cohésion masculine tout en participant à l’exclusion de ceux que ces blagues ciblent justement. Au cinéma, c’est présenté comme des choses plutôt sympas, plutôt fun, et en fait… loin de là! En réalité, ces films ne sont que le reflet de ce qu’est aujourd’hui le cinéma français. Un monde dominé par des acteurs blancs hétéro-revendiqués qui vont truster les têtes d’affiche avec des rôles qui leur ressemblent.
Dans le septième art surtout, ces amitiés semblent éternelles. C’est cette absence de remise en question possible qui, pour vous, représente un danger?
En amour en tout cas, nous sommes beaucoup plus exigeants: personne n’aurait envie de passer sa vie avec quelqu’un qui ne le respecte pas. Ou qui n’est plus en phase avec ses valeurs. En amitié, sous prétexte que l’on se connaît depuis 20-30 ans, c’est comme si tout était une fois pour toutes gravé dans le marbre. Quoi que l’autre fasse ou dise, il ne peut pas y avoir de remise en question sous prétexte que c’est un vieux pote. C’est extrêmement dommageable en réalité. Quel intérêt a-t-on à entretenir des relations avec des gens avec lesquels on n’a au fond plus grand-chose en commun, dont le contact ne vous apporte rien? Ces amitiés de façade perdurent souvent par la répétition de rendez-vous, de rituels convenus… Une forme de routine, de paresse même, que l’on dénonce dans la vie de couple.
Dans les films dont vous parlez — que ce soit Les petits mouchoirs ou Nous irons tous au paradis — la rupture est même totalement impossible: tout le monde se réconcilie à la fin…
Mais c’est que c’est très difficile de tourner le dos à un ami. Dans les groupes d’hommes en tout cas, on évite de parler de ses émotions, de se confier, de montrer sa peur d’échouer. J’ai essayé de casser certaines dynamiques dans les bandes auxquelles j’appartenais mais ça ne fonctionne pas. Parce que ces groupes ne veulent tout simplement pas se remettre en question. La rupture était la seule solution. Et ce n’est pas facile! Dans la culture populaire, l’ami c’est la personne qui a toujours été là et qui sera toujours là.
Pour faire le tri, est-ce vrai que vous avez appliqué à vos amis des critères semblables à ceux de la méthode de tri par le vide préconisée par Marie Kondo?
Oui et ça marche! Même si cela donne l’impression de passer pour un sociopathe, surtout quand on tourne le dos à une bande d’amis d’un seul coup. Les gens ne comprennent pas: ils pensent que vous êtes en dépression, que vous pétez les plombs… Pourtant j’ai essayé de faire preuve de pédagogie, d’expliquer pourquoi je faisais ça mais c’est tellement peu habituel que cela reste un choc. Lors des premières ruptures amicales que j’ai initiées, j’ai eu l’impression d’être un monstre absolu. Etre quitté par un ou une amie, pour beaucoup de gens c’est la rupture la plus traumatisante de toute leur vie car souvent c’est assez soudain et on ne la voit pas venir.
‘Une fois qu’ils sont entre eux, les hommes sont pires que dans la vraie vie, même ceux qui ont l’air ouvert…’
Cela fait-il réellement de la place à de nouvelles amitiés?
D’abord cela libère du temps pour soi-même. Ce que j’apprécie beaucoup. Les nouvelles amitiés individuelles démarrent souvent de manière virtuelle. Une personne à la fois. C’est une bonne manière de repartir sur de bonnes bases. J’essaye d’éviter qu’elles ne se muent en bandes d’amis.
L’idée, dès lors, c’est de faire en sorte que ces nouveaux amis ne soient plus tous blancs, hommes et hétéros?
On ne commande pas ses amis sur catalogue et surtout pas en pratiquant une forme de tokénisme qui voudrait que l’on panache pour être certain d’avoir un copain trans, une amie lesbienne… Cela ne va d’ailleurs pas de soi car les hommes hétéros blancs ont plutôt mauvaise presse. On s’en méfie. Il ne suffit pas de se dire ouvert et féministe pour être accueilli partout à bras ouverts. Ceux qui s’en offusquent et trouvent cela scandaleux feraient mieux de se poser la question du pourquoi. Nous avons tellement abusé de notre position de domination, tellement monopolisé la parole que cela va nous prendre du temps de regagner la confiance.
Si ces bandes genrées subsistent, n’est-ce pas justement parce que l’homme blanc cis-genre hétéro a le plus à perdre dans l’évolution sociétale actuelle?
C’est pour cela qu’il maintient la hiérarchie en meute. Qui présuppose de faire passer des épreuves souvent humiliantes à celui qui veut l’intégrer. Alors qu’il y aurait des tas de façons d’accueillir positivement, de cesser de privilégier ceux et celles qui sont déjà charismatiques, déjà populaires, déjà athlétiques. Mais c’est tellement plus facile de reproduire un système qui a « fait ses preuves », surtout que les plus faibles, ceux qui en souffrent le plus, sont les plus silencieux. En vitrine, ça a l’air de bien se passer. Si les hommes, les garçons avaient plus d’empathie — car cela s’apprend –, ils se rendraient compte des inégalités. Ils verraient qu’autour d’eux les femmes, les homosexuels, les personnes racisées vivent de manière beaucoup moins confortable qu’eux. Juste parce qu’elles sont ce qu’elles sont, elles seront beaucoup moins en sécurité dans l’espace public. Auront moins accès à certains emplois. Seront moins payées pour un emploi similaire.
C’est l’entre-soi justement qui empêche le changement?
Le groupe favorise le maintien des oeillères! Des personnes qui sont toutes d’accord sur un sujet vont continuer à aller dans ce sens, ne pas se remettre en question. C’est humain! Quand je parle de dynamiter ces groupes d’amis, c’est peut-être un peu fort mais je ne vois pas d’autre solution. Une fois qu’ils sont entre eux, les hommes sont pires que dans la vraie vie, même ceux qui ont l’air ouvert… Je sais de quoi je parle, je l’ai vécu, j’en ai même été complice. Et c’est de me voir dans cette position justement qui a fait que j’ai voulu dire stop. Devant les filles j’étais relativement respectueux… Mais une fois que la porte était fermée, que le discours devenait viriliste, ça se lâchait, comme dans les dialogues des films de potes! Certains restent peut-être droits dans leurs bottes mais d’autres vont révéler une facette plus sombre d’eux-mêmes quand la non-mixité est atteinte, car cela reste aussi une manière d’être mieux accepté dans le groupe. Tenir des propos sexistes voire orduriers permet hélas souvent de s’intégrer.
Donc si l’on se dit progressiste, on doit forcément rompre avec sa bande de potes?
Il faut au minimum faire un état des lieux: prendre du temps pour analyser son groupe, ses valeurs, son fonctionnement. Est-ce que l’on se comporte bien entre nous? Est-ce qu’on traite bien les femmes, les gens que l’on croise quand on est en bande, en sortie, en terrasse? Qu’est-ce que ce groupe m’apporte? Est-ce que nous vivons des choses profondes ensemble, est-ce que je peux me confier, parler d’une déprime, d’un chagrin ou est-ce que c’est tabou parce que l’on va me dire que je suis faible? Le bilan est vite fait si l’on se rend compte que l’on ne peut pas être soi-même, que l’on n’est accepté que si l’on est costaud et jovial.
Ne peut-on pas imaginer, en tout cas chez les jeunes générations, que ces bandes soient plus inclusives lors de leur formation?
Peut-être mais la société gouvernée par les valeurs du patriarcat n’encourage pas les mélanges! Elle préfère que chacun reste à sa place. Certes, il y a des jeunes gens plus progressistes qui vont essayer d’inclure tout le monde, d’aller vers les autres autant que possible, d’essayer de ne pas être amis uniquement avec ceux qui leur ressemblent, que ce soit en termes de genre, de classe sociale, de couleur de peau ou d’orientation sexuelle… Mais des garçons qui baignent dans un sexisme effarant, c’est aussi la réalité de ce que j’observe à l’école dans mon métier d’enseignant. Je pense hélas que nous allons vers un clivage de plus en plus permanent entre les adeptes du « on ne peut plus rien dire » qui critiquent ce qu’ils appellent la culture « woke » et les progressistes qui se remettent en question.
A l’écart de la meute — Sortir de l’amitié masculine, par Thomas Messias, éditions Marabout.
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