Avec ses rebondissements qui n’en sont jamais vraiment et son attention accordée à l’étiquette d’une époque révolue depuis des siècles, la série The Gilded Age pourrait presque paraître soporifique. Sauf qu’en réalité, sa cadence indolente et ses « intrigues » tout sauf intrigantes offrent un antidote bienvenu à la tempête sensorielle actuelle.
Le retour remarqué de Julian Fellowes au petit écran après le faramineux succès de Downton Abbey. Un terrain de jeu rêvé pour les talentueuses Carrie Coon, Christine Baranski, Audra McDonald et al. La révélation de la fille cadette de Meryl Streep, Louisa Jacobson. Un aperçu de l’histoire de l’industrialisation aux Etats-Unis à travers un prisme volontairement futile. Une bluette au rythme aussi lent que l’acceptation des nouveaux riches par les dynasties old money du New York de l’âge d’or. The Gilded Age est tout cela, et plus encore. Pour celles et ceux qui attendent sagement la diffusion par HBO d’un nouvel épisode de la saison 3 chaque dimanche, ou bien qui viennent de commencer la série et ont quelques heures de corsets et calèches devant eux, elle fait en effet office d’échappatoire bienvenue à une réalité qui ressemble toujours plus à une fiction dystopique.
Dans The Gilded Age, il n’y a ni smartphones ni notifications intempestives, aucun conflit transformé en outrage aux droits de l’homme, pas d’ersatz de tyran orange et encore moins d’inflation prise en pleine course avec le réchauffement climatique pour déterminer qui s’aggravera le plus vite. La maigreur extrême est un non-sujet, les logos pour lesquels on se convainc être prêts à se ruiner, aussi, il n’y a pas de Botox ni d’autres seringues remplies d’Ozempic, bref: tous les petits (et bien plus graves) fléaux de la vie moderne sont glorieusement absents.
Et cela fait d’autant plus de bien que le rythme de diffusion de la série invite aussi à un retour vers un passé, pas si lointain, lui, où on était contrait de patienter sans réaliser le privilège que c’était.
Le temps d’avant
Car oui, même si on avait plutôt tendance à penser le contraire sur le moment, devoir exercer quotidiennement sa patience était une chance. C’est qu’à l’ère pré-streaming, réseaux sociaux et apps en tout genre, il fallait attendre. Tout le temps.
Que le prochain épisode de « notre » série sorte. Que le film qu’on avait loupé au cinéma soit enfin disponible en DVD (ou en cassette, pour les générations précédentes). Que la personne qu’on tentait de joindre soit chez elle, et qu’elle décide de décrocher quand on l’appelait sur son téléphone fixe. Que les catalogues 3 Suisses ou La Redoute arrivent enfin pour qu’on puisse corner les pages des vêtements qui nous faisaient envie. Que le livreur d’un des trois établissements du coin qui pratiquaient la livraison à domicile arrive. Bref, quelle que soit l’activité qui rime aujourd’hui avec immédiateté, ou presque, à l’époque, on attendait.
Et c’était bien.
Certes, parfois, c’était agaçant. Frustrant au possible, même, quand on attendait toute la semaine pour enfin aller louer les DVDs du week-end et que tous les boîtiers de ceux qu’on voulait étaient vides. Rageant, quand on essayait à plusieurs reprises de joindre « urgemment » quelqu’un et que son répondeur nous renvoyait inlassablement à l’impossibilité momentanée de le faire. Mais toujours est-il que le quotidien était un exercice constant de patience, et que malgré les frustrations que cela pouvait engendrer, les effets positifs sur le mental étaient non-négligeables.
Ainsi que le souligne la psychothérapeute Helen Monnet, auteure de La patience, une générosité intérieure, « cultiver la patience au quotidien est devenu, plus que jamais dans notre société, un art qui se perd ». Et ce, alors même que celle-ci, qui est tout autant une vertu qu’une compétence que l’on peut (tenter de) cultiver, permet notamment de « relativiser les tracas ». Ainsi que de « porter un regard neuf sur ce qui nous entoure et d’harmoniser notre rythme individuel avec celui du monde ». Et la psychologue, qui qualifie joliment la patience de « générosité intérieure », de pointer qu’il s’agit-là d’une manière de s’offrir du temps plutôt que d’en « perdre » à attendre comme on le pense souvent.
Et ça commence anecdotiquement peut-être, mais quand même, en étant contraint de patienter chaque semaine avant de pouvoir regarder le prochain épisode de la série, plutôt que d’en engloutir des heures à la suite.
Un exercice rendu d’autant plus facile par le rythme tout ce qu’il y a de plus indolent de la trame narrative.
Luxe, calme et tenues apprêtées
Dire qu’il ne se passe rien dans The Gilded Age n’est pas tout à fait vrai. Au contraire, même, car en plusieurs saisons, et sans entrer dans des détails qui risqueraient de divulgâcher quoi que ce soit, il y a tout de même eu plusieurs morts, autant de fiançailles rompues, et quelques ruines spectaculaires.
Mais comme dans Downton Abbey avant-elle, le mélange de décors et costumes d’époque avec un parler ampoulé et un respect rigoureux des règles de l’étiquette fait que les circonstances les plus dramatiques sont quelque peu diluées. Leur rang, ou celui qu’ils rêvent d’atteindre, interdit à la plupart des protagonistes de réagir avec plus qu’une mine pincé, ou à la rigueur, une exclamation outrée, ce qui fait que de l’autre côté de l’écran, on accueille les différents développements scénaristiques avec le même détachement.
D’une certaine manière, c’est comparable au phénomène littéraire connu sous le nom de cosy mysteries, des enquêtes, situées pour la plupart en Angleterre mais prenant désormais aussi part (succès oblige) en Bretagne ou au Canada, et ayant en commun d’enrober chaque rebondissement de douceur, que ce soit dans la description des personnages ou du cadre dans lequel ils évoluent. Deux facteurs qui ont contribué à l’essor du genre, qui doit néanmoins son fracassant succès en librairies à l’échappatoire qu’offrent ces ouvrages.
Dans les enquêtes de Tante Alice, Hamish Macbeth, Agatha Raison ou encore (et oui) feu Sa Majesté Elisabeth II, il n’y a rien, ou presque, de ce qui rend le quotidien parfois si anxiogène.
Bien sûr, un crime a été commis. Mais du reste, tout n’est que bons mots, pulls moelleux, feux qui crépitent et savoureux biscuits trempés dans le thé. Autant de caractéristiques transposées presqu’à l’identique dans le nouveau succès télévisé de Julian Fellowes. Oui, il y a de l’intrigue. Mais ses enjeux sont tellement éloignés du quotidien (Madame X invitera-t-elle Mademoiselle Y à son thé dansant?) que plutôt que de tenir véritablement en haleine, chaque rebondissement fait office de dérobade douillette à l’anxiété dont il est désormais bien difficile de se défaire.
Ce qui ne veut pas dire que la série n’est que luxe, calme et vacuité.
Les petites histoires dans la grande
Demandez à un enfant des années 90 de vous décrire le fonctionnement de son système sanguin ou immunitaire et il y a fort à parier que d’emblée, son esprit invoque des images de petits personnages aux visages plus ou moins avenants, filant dans des vaisseaux aux airs de voitures volantes au son de « La vie, la vie, la vie, la vie« . Les vrais sauront. Et s’il est peu probable que le créateur de Downton Abbey ait basé son Gilded Age sur des dessins animés éducatifs qui s’intéressaient également aux Découvreurs ainsi qu’aux Explorateurs (vers d’oreille en guise de génériques compris), reste que sa série, sous couvert de se préoccuper principalement d’ascension sociale et de mariages plus ou moins arrangés, offre également un panorama tout ce qu’il y a de plus instructif du New York, et des États-Unis, de la fin du 19e siècle.
Expansion industrielle et ferroviaire, lutte des classes, ségrégation, racisme, colorisme, accès à l’éducation, prémices de la Prohibition, et de manière plus légère, étiquette, habillement, lieux de villégiature et passe-temps: suivre les (més)aventures de Marian, Peggy, Bertha Russel et Agnes Van Rhijn revient à s’offrir sans même le réaliser un cours d’histoire tout ce qu’il y a de plus léger, certes, mais documenté. Suffisamment pour piquer la curiosité, et susciter l’envie d’approfondir tel ou tel point historique abordé dans l’épisode, qu’il s’agisse du Brooklyn Bridge (a-t-il vraiment été dessiné par une femme?), de la « guerre des opéras » ou encore de l’expansion du réseau de chemins de fer, et de son implication pour les fortunes des « Barons » qui y ont contribué – ainsi que pour le pays tout entier.
Par tranche d’une cinquantaine de minutes à chaque fois, on se délasse, on se détend, on apaise (quelque peu) son stress et on s’instruit en prime? C’est qu’à ce rythme, la série, et toutes celles bâties sur le même parti pris narratif, devrait être prescrite à celles et ceux, toujours plus nombreux, qui ont le mal de l’époque.
2025 vous accable? Laissez-donc un feuilleton en apparence tout ce qu’il y a de plus innocent vous soulager. Et peut-être aussi, qui sait, vous offrir l’une ou l’autre piste pour relâcher la pression.
Eloge de la joliesse
Qu’on apprécie ou non tous les chichis indissociables de la période, même en ce qui concerne des tenues et des coutumes chères aux vénérables vieilles familles protestantes de la haute, pourtant célébrées pour leur sobriété, il est difficile de nier la délicate joliesse qui s’en dégage. Dans les intérieurs les plus sombres et vieillots, ou les toilettes les plus désuètes, le souci du détail et l’attention accordée à l’élégance sont d’autant plus frappants que le plus souvent, la personne qui y est exposée est avachie sans le moindre raffinement dans son canapé. Et vêtue d’une des variantes modernes autour de la tenue de sport, qu’on porte désormais partout, surtout quand on n’a pas la moindre intention de s’activer.
C’est d’autant plus regrettable que s’il faut en croire les études qui ont été consacrées à la question, l’observation de la beauté, dont on laissera toutefois la définition toute subjective à celui ou celle qui la regarde, a un effet prouvé sur la diminution du stress, l’amélioration de l’humeur et la stimulation de la créativité, entre autres conséquences réjouissantes.
Personne ne vous ordonne de vous mettre soudain au port du corset et de la crinoline (diantre!) ou bien de transformer votre intérieur en relique d’une époque révolue, mais le fait est qu’adopter une approche plus consciente, et surtout, plus intentionnelle de ce sur quoi notre regard se pose quotidiennement, qu’il s’agisse de notre décoration ou de ce qu’on porte, pourrait contribuer de manière ténue mais avérée à améliorer notre santé mentale. Et il n’y a pas qu’en ce qui concerne leur manière d’envisager de leur cadre de vie que l’on s’inspire des personnages de la série.
Que ce soit bien clair: on leur laisse bien volontiers leur vision d’un autre monde de l’égalité des sexes, ou de la ségrégation raciale, sans oublier l’accès au vote, la répartition des richesses ou encore la mobilité sociale. Ce qu’on leur pique, par contre? Leur approche de leur temps libre.
Retour vers le Gilded Age?
Qu’il s’agisse des protagonistes plus aisés ou bien de ceux qui les servent, tous semblent occuper leurs loisirs de trois manières: en socialisant avec d’autres personnes, en s’offrant une promenade ou bien en s’adonnant à l’un ou l’autre loisir stimulant l’imagination et l’intellect, entre lecture, peinture, broderie ou encore, plus spécifique, horlogerie. Pas de smartphone ni de scrolling sans fin, ce qui est tout à fait normal pour une série d’époque, mais jusqu’à preuve du contraire, s’il n’y avait pas encore de réseaux sociaux, d’Internet ni même de téléphone portable au tournant du 20e siècle, les loisirs créatifs, la lecture, les balades au grand air et l’amitié existent toujours bien aujourd’hui. Et comme pour la joliesse, leurs bienfaits pour la santé mentale ne sont plus à prouver.
D’après les résultats d’une étude menée en 2018 par des chercheurs de l’université de Chiba, au Japon, il suffirait de passer 20 minutes seulement en forêt ou dans un parc pour enregistrer une réduction du stress ainsi qu’une amélioration de l’humeur et du sentiment de bien-être, les cobayes ayant confié se sentir également plus détendus après leur bain de nature. Voilà pour la promenade. Rendre des visites régulières à ses proches ou même à de simples connaissances? Outre le fait que cela contribue à réduire le sentiment d’isolement, particulièrement néfaste pour la santé mentale et physique, cela améliorerait également l’humeur, l’estime de soi et la capacité à faire face aux difficultés, avec, en prime, un effet bénéfique sur la réduction du stress. D’après une étude parue en août 2020 dans le American Journal of Psychiatry, les personnes qui sont entourées d’amis rapportent un plus grand sentiment de satisfaction générale, et sont également moins susceptibles de souffrir de dépression. Véritable exutoire, les loisirs créatifs permettraient quant à eux de ressentir un sentiment de satisfaction ainsi que de bonheur plus élevés (étude menée par des chercheurs de l’Anglia Ruskin University, août 2024, Frontiers in Public Health) tandis que la lecture a un tel impact sur notre santé mentale et notre équilibre émotionnel que l’on parle désormais de bibliothérapie pour son utilisation thérapeutique.
Démodé, l’âge doré? Sur de nombreux aspects, oui, et on s’en réjouit, car personne ne voudrait vivre dans une société si inégalitaire aujourd’hui. Mais dans d’autres domaines, nos ancêtres avaient tout compris, et sans prôner le retour en arrière, il serait bon d’intégrer certains éléments de leur quotidien au nôtre. Tout dépend évidemment de l’ouvrage qu’on a entre les mains, mais on serait prêt à parier que personne n’a jamais pris autant de plaisir à scroller sans but qu’en lisant un roman.
Dans un monde idéal, les séries, films, livres et chansons que l’on consomment seraient de joyeuses distractions plutôt qu’un échappatoire nécessaire dans un monde toujours plus anxiogène. Malheureusement, la réalité dépasse toujours la fiction, et cela vaut aussi pour les nouvelles affligeantes qui nous arrivent de Palestine, d’Ukraine, des Etats-Unis ou, plus proche, épisodiquement, de notre propre gouvernement. S’il est tentant parfois de sombrer dans le désespoir et le défaitisme, il est important de se rappeler du récit d’une fable persane fait par un contemporain des personnages du Gilded Age, le poète américain Edward FitzGerald, et de se répéter comme un mantra que « this too shall pass », « ça aussi, ça passera ».
Rien n’est figé, à part peut-être les tenues amidonnées et les coiffures dont pas un cheveu ne dépasse de Marian, Gladys et leur cohorte de new-yorkaises de la haute société. En cas de pic de weltschmerz, s’offrir le temps que ça passe (partiellement) une petite heure en leur compagnie est, si pas un véritable antidote à la sinistrose, à tout le moins, une parenthèse apaisante à souhait.