Besoin de couper les ponts avec vos proches? Pourquoi l’éloignement familial est toujours plus répandu
Erigée en valeur refuge, la famille peut aussi être source de souffrance pour des personnes qui ressentent alors le besoin de prendre leurs distances avec leurs proches. Un éloignement qui toucherait près d’un adulte sur trois, et reste pourtant souvent tu par peur du jugement.
Il faut vivre soi-même un éloignement familial pour réaliser à quel point cette expérience est fréquente. La situation évoquée dans un murmure, confiée presque sur un ton d’excuse, tourne vite au brouhaha au gré des échos qu’elle trouve chez les personnes à qui on en parle. L’un a coupé tout contact avec son père à l’adolescence, l’autre ne parle plus à sa sœur depuis des années, et mis bout à bout, ces témoignages dessinent un schéma à mille lieues de l’image d’Epinal de la famille en tant que pilier inamovible. Et pourtant, le silence persiste. La parole reste muselée par une crainte farouche d’être jugé à l’aune de ses relations familiales, et forcément condamné à l’opprobre puisque incapable de préserver un lien dont on nous répète qu’il est à l’épreuve de tout. Symptôme parlant de cette omerta: actuellement, en Belgique, il n’existe pas de statistiques relatives à l’éloignement familial. Il faut donc se tourner vers les Etats-Unis, et une étude réalisée il y a trois ans par le sociologue Karl Pillemer, pour avoir une idée de sa prévalence. Selon ce spécialiste, cette configuration toucherait en effet pas moins de 27% des adultes américains.
De quoi alléger quelque peu le fardeau mental des personnes concernées ?
Pas forcément, car s’il a fallu attendre 2021 pour que le corps académique commence à s’intéresser au sujet, celui-ci reste traité de manière dogmatique. Ainsi les recherches de Karl Pillemer sont-elles publiées dans un ouvrage dont le titre, Fault lines: Fractured Families and How to Mend Them, pose d’emblée les conditions de la réconciliation, tandis que les quelques autres livres qui traitent de la question proposent tantôt des pistes pour «solutionner le conflit», tantôt un guide pour «éviter l’éloignement familial». Mais à l’image d’une comédie romantique hollywoodienne, ces querelles doivent-elles forcément se solder par un happy end? Et si oui, cette fin heureuse ressemble-t-elle obligatoirement à une réconciliation? Tout dépend à qui on demande, mais tant des experts de la situation que des personnes qui la vivent parfois depuis des années sont plus mitigés sur la question.
Les raisons de la colère
Nathan, 26 ans, a décidé de couper les ponts avec son père il y a treize ans. Ainsi qu’il le raconte, lors du divorce contentieux de ses parents, survenu lorsqu’il était âgé de 9 ans, ce dernier l’aurait «manipulé et instrumentalisé, diabolisant [sa] maman à chaque occasion afin de tenter d’obtenir la garde pour se venger d’elle». Jusqu’à ce qu’après quatre ans d’une «situation instable et peu sécurisante sur le plan émotionnel», Nathan réalise à quel point c’était nocif pour lui, et qu’il décide non seulement de ne plus aller chez son papa, mais aussi de couper tout contact avec lui.
«Même si ça n’a pas été aisé à vivre, je pense que cela a été rendu plus facile par le fait que c’est moi qui étais l’instigateur de cette rupture, dit-il. J’ai malgré tout conscience de l’avoir blessé en décidant de couper les ponts, et ça m’a fait un peu culpabiliser, mais ma tristesse et ma haine envers lui dépassaient, et dépassent d’ailleurs toujours, mes capacités de pardon et de réconciliation.» Et si, aujourd’hui, Nathan a passé la moitié de sa vie sans figure paternelle, et qu’il a l’impression que les langues commencent à se délier au sujet de l’étiolement des liens familiaux depuis quelques années, il ressent encore et toujours une forme de honte.
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«Quand le sujet de la famille est abordé, dire qu’on ne voit plus son père ne suffit pas: les personnes en face attendent des raisons. Même si je reste vague, je me sens quand même forcé de me justifier en dressant un portrait vraiment pas élogieux de lui. J’ai alors toujours peur que mon interlocuteur se dise que j’ai hérité de certains de ses traits de caractère, ou bien que je suis un garçon à problèmes et donc à éviter.» Une lecture qui ne surprend pas la psychologue liégeoise Nora Marino. Spécialiste du rapport au deuil, elle s’intéresse aussi par la force des choses à ce qui n’est jamais qu’une autre forme de perte, même si, dans le cas de l’éloignement, on dit adieu à des proches toujours bien vivants. «La famille étant perçue comme le ‘noyau de la civilisation’, on peut imaginer à quel point il est difficile d’avouer en société qu’on ne voit plus sa mère ou que son fils a choisi de couper les ponts. On a trop souvent tendance à répondre qu’une famille, on n’en a qu’une, et pourtant, le choix de rompre avec elle est parfois vital et salvateur. Ceci étant, cela reste très difficile d’en parler, car socialement, la valeur familiale est très forte, et ces ‘endeuillés de la famille’ peuvent éprouver une forme de honte.» Encore et toujours elle…
Libérés, mais pas délivrés
Burçu, 30 ans, la connaît bien, elle qui la ressent au quotidien depuis qu’elle a décidé de rompre tout contact avec son père il y a quatorze ans de ça. Un père diagnostiqué pervers narcissique, qui n’a eu de cesse de souffler le chaud et le froid, dans son mariage, d’abord, et puis, une fois le divorce acté, dans sa relation avec Burçu, qu’il charmait pour mieux ensuite la rabaisser à coups d’insultes et de railleries. Qui ont progressivement étiolé l’estime de l’adolescente, qualifiée de «putain comme ta mère» à un âge où le reflet que les autres renvoient est fondamental pour la construction de soi. «Un jour, il me disait que j’étais incroyable, l’autre, que j’étais bête et incapable. Je ne savais jamais sur quel pied danser, mais c’était mon papa, je l’aimais, et je faisais tout pour qu’il m’aime aussi», confie la trentenaire. Jusqu’au coup de sang de trop, survenu à l’occasion de l’anniversaire de la jeune femme, et de la décision de cette dernière de rompre pour de bon avec un papa qui n’en avait finalement que le nom.
Une libération? Oui et non. «Aujourd’hui encore, quand on me parle de mes parents, je reste très vague au sujet de ma relation avec mon père, parce que je n’ai pas envie que les gens pensent que je suis instable parce que je ne lui parle plus», avoue-t-elle. Victimes de relations qui les ont fait souffrir, les personnes qui témoignent de leur éloignement familial sont ainsi doublement punies. La distance s’immisce en effet aussi dans leurs autres relations, qu’elles cadrent rigoureusement pour tenter de mitiger le jugement qu’elles s’infligent avant même de l’avoir reçu de leurs interlocuteurs.
Elevée dans ce qu’elle décrit comme un environnement d’autant plus toxique qu’il était «à fond dans le paraître et l’illusion de la famille parfaite», Elodie a quant à elle décidé il y a dix-huit mois de prendre ses distances avec ses parents et ses deux sœurs. Une décision qui lui a «rendu goût à la vie», mais que cette célibataire de 36 ans, pourtant entourée d’une bande d’amis soudée, garde pour elle. «Je sais que ni mes parents ni mes sœurs ne vont en parler, parce que c’est bien trop important pour eux de maintenir les apparences, donc je n’en parle pas non plus. En société, j’évite soigneusement le sujet famille, parce que je sais que c’est compliqué à comprendre pour les autres, et que la réaction logique est de se faire des films pour tenter d’expliquer une décision finalement très simple: mes parents et mes sœurs étaient toxiques, et ce n’est pas parce que je partage un patrimoine génétique avec eux que je dois garder le contact.»
Chacun sa route
Un point de vue qu’appuie Amélie Godfroid, juriste devenue médiatrice familiale, qui s’interroge: «Pourquoi est-ce qu’on s’entendrait mieux avec notre famille qu’avec des extérieurs, juste parce qu’il s’agit de notre famille, et alors même qu’on ne l’a pas choisie? Pourquoi cela justifierait-il de garder à tout prix le lien de proximité?» Pourquoi, en effet. D’autant que comme il arrive, lors de périodes de changements, de voir son chemin s’éloigner progressivement de celui de certains amis qu’on pensait pourtant pour la vie, «en grandissant, on change, et il est donc fort possible que des frères et sœurs ne parviennent plus à s’entendre. En Belgique, on est dans un schéma assez classique, avec la famille comme modèle de référence, mais ça ne garantit pas que toutes restent unies pour autant, et il arrive, comme en amitié, que l’on prenne tout simplement des chemins différents», précise encore celle qui comprend toutefois l’omerta qui pèse encore autour de cela. «Les personnes ne vont pas forcément avoir envie d’être définies par ces situations: c’est humain de se comparer aux autres, et donc, indirectement, de craindre d’être jugé si on parle de sa configuration familiale.» Et ce, alors même que ces situations de désunion semblent désormais être, si pas la règle, du moins, plus si exceptionnelles qu’on ne pourrait le croire.
C’est en tout cas l’opinion de Stéphanie Vrancken. Après dix ans au Barreau de Liège, cette avocate a choisi elle aussi de se reconvertir dans la médiation familiale. En huit ans passés à arbitrer des conflits qui n’ont pas toujours une résolution, elle a pu constater à quel point ce type de ruptures se multipliaient ces dernières années, jusqu’à pousser la principautaire à les qualifier de «fléau»: «Comme partout dans la société, je remarque un passage à une logique de simplification, avec une vision ‘tout noir ou tout blanc’ et une dynamique de recherche du fautif plutôt que d’une solution.» Une vision «binaire, pas très constructive», conclut-elle.
Chacun pour soi face à l’éloignement familial
Mais si, au lieu d’être le problème, l’éloignement était en réalité la solution? Encore une fois, il s’agit d’envisager la situation au cas par cas. Frieda, 39 ans, ne parle plus à sa grand-mère depuis dix ans, après que des révélations à son sujet ont ébranlé la structure familiale, et avoue n’avoir «jamais espéré un rapprochement» depuis. Si elle «culpabilise parfois» en ayant l’impression de trahir le respect des anciens inculqué dans son éducation, elle l’assure, la situation ne lui pèse pas. Catherine, 42 ans, n’a, elle, plus de contact avec son père depuis vingt ans, ni avec sa sœur depuis douze ans, et dans le cas de cette dernière, «ses mots et ses actes ont été trop blessants» et elle n’espère aucun rapprochement. «Le lien familial est entouré d’un mythe tenace qui voudrait que rien ne puisse le briser, mais parfois, certaines relations sont tellement destructrices que la rupture est vitale», pointe Nora Marino. Qui explique qu’en thérapie, «on tentera de privilégier toutes les possibilités de reconnexion, et de travailler la notion de pardon». Et Amélie Godfroid d’enchaîner: «La famille modèle n’existe pas, pas plus qu’un éventuel modèle de réconciliation. Une personne ne va pas réagir de la même manière qu’une autre, et il en va de même pour les familles.»
Ainsi, si le conflit ne se solde pas toujours par un rapprochement, ce dernier ne prend pas toujours la forme non plus d’une séquence discussion-pardon. Pour Karl Pillemer, la plupart du temps, la réconciliation est même conditionnée par l’acceptation du fait que l’autre ne va pas forcément s’excuser. Il s’agit donc parfois de se mettre d’accord sur le fait qu’on n’est pas d’accord, et de choisir d’aller de l’avant malgré tout, comme ce fût le cas pour Françoise et sa cousine Astrid. Toutes deux filles uniques, les quinquagénaires ont longtemps été aussi proches que deux sœurs, jusqu’à ce qu’un désaccord à la vingtaine les pousse à couper le contact pendant dix ans. Réunies par le décès d’une parente, elles ont peu à peu renoué le dialogue. «On a rapidement réalisé qu’aucune de nous deux ne se pensait en tort, et qu’il nous serait impossible d’accepter le point de vue de l’autre, même après tout ce temps, mais qu’on avait tout de même envie de renouer. On a donc décidé d’aller de l’avant, en se mettant d’accord de ne plus parler du passé. Au début, il a fallu se ‘forcer’ un peu mais aujourd’hui, on est redevenues aussi proches qu’avant», assure Françoise.
S’il est vrai qu’on ne choisit pas sa famille, on reste toutefois libre de choisir quelle relation on veut entretenir avec elle. Dès le XVIIIe siècle, Montesquieu n’affirmait-il pas que ce ne sont pas seulement les liens du sang, mais bien aussi ceux du cœur et de l’intelligence qui forment la parenté? A chacun et chacune, donc, d’écouter son cœur et sa tête.
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