Quand l’accumulation d’objets vire au « musée-poubelle », plongée à l’intérieur du syndrome de Diogène

Le syndrome de Diogène rend les espaces invivables - Getty Images
Le syndrome de Diogène rend les espaces invivables - Getty Images
Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste

Confrontée au «musée-poubelle» dans lequel vivait sa mère, atteinte du syndrome de Diogène, Carole Allamand déroule dans Tout Garder le récit d’un trouble qui reste aussi complexe à appréhender pour les proches que pour les professionnels de la santé.

«Tu ne peux pas aller seule dans cet appartement.» Quand Nelly meurt subitement, sa fille, Carole, qui habite à des milliers de kilomètres du domicile maternel, dépêche une amie restée sur place, Nicole, pour nourrir le chat de sa mère le temps qu’elle arrive. Avant d’être prévenue par cette dernière qu’il n’est pas prudent qu’elle se rende sans soutien dans l’appartement genevois qui l’a vue grandir. C’est que durant les douze années écoulées depuis sa dernière visite, Nelly, souffrant à l’insu de sa fille du syndrome de Diogène, a transformé les lieux en un endroit qui «demande au cerveau de s’habituer au spectacle qui se présente à lui».

Non pas celui d’un appartement de vieille dame, avec ses recoins douteux, mais celui d’un gigantesque dépotoir, d’un lendemain de bombardement ou de carnaval» découvre, interdite, Carole Allamand, une fois passé le seuil maternel.

« Entre la décharge publique et le cabinet de curiosités »

Un espace où la moindre surface est recouverte d’un amoncellement d’objets, de vaisselle sale et de déchets, qui nécessiteront plusieurs jours de déblayage avant de retrouver la petite chatte birmane, cachée à côté de la dépouille décomposée d’Eva, une chartreuse décédée trois ans auparavant. Confrontée à un lieu «bien au-delà du désordre, qui relève de la décharge publique et du cabinet de curiosités», Carole Allamand, professeure de littérature dans le New Jersey, a pris la plume pour ordonner son ressenti.

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Et tenter de faire sens de la réalisation que sa mère, pourtant toujours si pimpante, souffrait du syndrome de Diogène, le mal à l’origine de son accumulation compulsive.

‘Comment concevoir un espace que son occupant décrit comme un refuge, mais dans lequel il ne peut se déplacer librement?’ Carole Allamand

Ainsi que l’explique la psychiatre liégeoise Emeline Dogne, «c’est un syndrome complexe, dont on entend souvent parler mais qui est encore incompris par l’entourage. Il se caractérise par une incurie extrême dans l’habitat, l’accumulation d’objets en tout genre et un refus de l’aide extérieure. On le rencontre plus fréquemment chez des personnes âgées, et on en prend souvent conscience de manière fortuite, suite à un incident ou des plaintes du voisinage».

« Ils semblent déterminés à rendre la maison inhabitable »

Même si, dans des cas plus rares, comme celui d’Emilien (qui témoigne sous un prénom d’emprunt), l’entourage assiste parfois impuissant au glissement du désordre à la décharge. « Je me rappelle encore, ado, avoir vu ça comme une bonne chose que ma mère réaffecte la table de la cuisine pour la recouvrir de bocaux, pâtes et épices. Je trouvais ça chouette qu’on mange désormais tous les jours dans la salle à manger, même si, rapidement, la place qu’on avait à table s’est réduite au fur et à mesure que mon père y amoncelait ses papiers. Depuis que j’ai quitté la maison, mes parents ont fait de leur habitation de campagne leur résidence principale et semblent déterminés à la rendre inhabitable. De manière ironique, puisque c’est dans cette pièce que tout a commencé, c’est la cuisine, le pire: plaques de cuisson condamnées par des tas des vêtements et de journaux, table recouverte de papiers et piles de denrées à divers états de décomposition sur toutes les autres surfaces… Quand j’essaie de leur en parler, ma mère pleure, mon père se fâche, alors je ne dis plus rien et j’évite juste d’aller les voir chez eux. « 

Avec, à la clé, des sentiments de honte et de culpabilité dont Carole Allamand est malheureusement familière.

Diogène ou la peur du vide

«Je m’en veux d’avoir détourné le regard de l’évidente détresse affective d’une femme qui s’est consolée de l’abandon (de son fiancé, puis de son mari et de moi, sa fille) en remplissant le vide de choses. Je ressens de la colère aussi, contre une mère qui aurait pu m’aider financièrement au moment de mes études mais qui a préféré consacrer des fortunes à l’acquisition de choses futiles, des électroménagers jamais déballés et des vêtements et accessoires de marque que nous avons retrouvés bouffés par les mites et les vers», raconte l’autrice. Une colère qui ne surprend pas le psychiatre Nicolas Wuyard.

syndrome de diogène

« Avec les patients qui souffrent du syndrome de Diogène, la situation a tendance à devenir de plus en plus ingérable, et donc le seul recours pour l’entourage qui y est confronté, c’est de se dire que c’est de la faute de leurs proches et qu’ils le font exprès, plutôt que de prendre en compte le fait qu’il s’agit en réalité du symptôme d’une dysfonction », ce qui est selon lui une réaction «tout à fait compréhensible».

Ainsi, face aux débordements émotionnels de ses parents quand il tente d’aborder avec eux la détérioration galopante de leur espace de vie, Emilien ne peut s’empêcher de ressentir du ressentiment, parce que «tout de même, ce n’est pas si compliqué que ça de ranger, jeter et de ne pas vivre dans une porcherie». En réaction à une maman qui a toujours appartenu au camp des «gardeurs», Carole Allamand, elle, se revendique clairement de l’approche opposée. «J’aime le soulagement qui accompagne le délestage. Les gens qui me connaissent bien savent qu’il ne faut pas m’offrir d’objets, à l’exception des livres. Un mur blanc dans un appartement me charme généralement plus que tout ce qu’on pourrait y accrocher», confie celle qui a pu exorciser le choc – «l’odeur des lieux m’est restée dans les narines pendant des mois» – en écrivant un livre qu’elle qualifie de cathartique.

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Remise en ordre

Un dénouement qui n’est pas à la portée de tous les proches de Diogènes, ainsi que sont appelés celles et ceux qui souffrent du syndrome des gardeurs. Quelle solution, alors, pour se délester du poids de l’accumulation des autres? «Confronter frontalement le patient et vouloir forcer le tri n’est pas une solution», met en garde le docteur Dogne. Qui recommande de se montrer «soutenant et présent, même si c’est très difficile, et de tenter de mettre un réseau de soins en place. L’entourage n’est pas seul, et c’est important qu’ils le sachent: outre la prise en charge ambulatoire de leur proche, ils peuvent aussi se tourner vers un professionnel de la santé afin d’en parler et de se décharger». Mais aussi, se libérer de la crainte de finir eux aussi dans un capharnaüm.

«Certains proches sont angoissés de le développer eux aussi, mais il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’une maladie avec des composantes génétiques, qui peut se transmettre de génération en génération, rassure le Dr Wuyard. C’est une réaction à une situation de stress ou de difficulté psychique. Non seulement il n’y a pas de transmission, mais le plus souvent, le mécanisme réactionnel va aller dans la direction opposée, et les proches des Diogènes vont vivre dans des intérieurs extrêmement ordonnés.»

« Que représentent ses possessions pour le Diogène? »

A l’image de Carole Allamand qui, malgré des recherches exhaustives pour la rédaction de son bouquin, reste avec un tas de questions sans réponses. «Que représentent pour le Diogène des possessions envers lesquelles il fait preuve de la tendresse passionnée du collectionneur aussi bien que de l’indifférence de l’éboueur? Que penser de la prévoyance de cet être qui garde tout, parce que «tout peut toujours servir», mais que son désordre condamne à ne jamais pouvoir retrouver quoi que ce soit? Et surtout, comment concevoir un espace que son occupant décrit comme un refuge, mais dans lequel il ne peut se déplacer librement, et où il est non seulement privé du confort le plus élémentaire, mais où il risque également de périr calciné ou étouffé?»

Ces interrogations, la médecine moderne peine encore à y apporter des réponses. «Sa complexité fait que le syndrome de Diogène reste méconnu, concède Emeline Dogne. Il y a plusieurs hypothèses cliniques possibles, qui vont de la psychose à la démence en passant par le trouble obsessionnel compulsif ou encore la dépression, mais aucune piste définitive. Les facteurs de risque vont de l’avancée en âge à la solitude en passant par le deuil, des facteurs de stress environnementaux ou des notions de carences affectives précoces, et la prise en charge est souvent très difficile. Non seulement les patients sont le plus souvent anosognosiques (NDLR: sans conscience du trouble dont ils souffrent) mais cette pathologie s’accompagne aussi la plupart du temps de méfiance et d’un refus des soins.»

D’autant qu’ainsi que l’illustre le cas de Carole Allamand et de sa mère, qu’il s’agisse d’un éloignement géographique ou bien de l’absence pure et simple d’un réseau de proches, le plus souvent, ce mal reste confiné entre les murs du domicile, caché parmi les montagnes de détritus.

Faire place nette

«Ma mère faisait tout pour que personne ne découvre son secret. Lors de mes visites à Genève, elle refusait toujours que je passe la chercher chez elle et me donnait rendez-vous directement en ville. Sans être cossu, son immeuble était une robuste construction qui ne laissait fuiter aucune odeur, et la culture genevoise calviniste du «chacun chez soi» a favorisé sa dérive. Quand j’allais la voir, il m’était impossible d’entrevoir l’insalubrité dans laquelle ma mère vivait, et qui était incompatible avec sa personnalité, une dame élégante et très soignée», raconte Carole Allamand. Qui confie craindre la réaction à la sortie de Tout Garder, «parce que je fais le choix de révéler ce qu’elle a voulu cacher, et j’attente par là même à sa dignité». Une peur qui a pris la place du regret chez celle qui recommande aux proches de personnes souffrant du syndrome de Diogène «d’éviter toute culpabilité liée à l’ignorance de la situation. Le secret est une partie intégrante de cette pathologie: ce n’est pas vous qui avez négligé un gardeur ou une gardeuse, c’est lui ou elle qui ont tenu à vous épargner».

Et la honte, dans tout ça? «Pourquoi faudrait-il avoir honte de la façon dont un proche exprime sa souffrance? Même si le syndrome de Diogène est difficile à gérer pour l’entourage, il est important de se rappeler que la première personne qui souffre est celle qui le manifeste par de l’accumulation. Pour tenter de mieux le vivre, la priorité est d’essayer de mieux comprendre ce que cette maladie implique. Surtout, il est important de se demander pourquoi on a honte de quelque chose qui touche une autre personne, et donc, ne nous définit pas.» Et d’en profiter pour faire un peu de ménage mental.

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