Polyamour: une véritable libération sexuelle est-elle en marche?
1+1=2 . Si ce calcul semble évident dès la petite enfance, pour un nombre croissant d’adultes, celui-ci n’est pas si simple. Trouples et polyamour connaissent en effet un regain de popularité. Nouvelle libération sexuelle ou illusion?
« Les relations les plus durables sont celles suffisamment flexibles pour se redéfinir encore et encore au gré des années », affirmait Dossie Easton dans La Salope éthique, son guide pratique pour des relations libres sereines, rédigé en tandem avec Janet Hardy et paru à la fin des années 90. Plus de vingt ans plus tard, au sortir d’une série de confinements qui ont privé d’oxygène même les duos les plus fusionnels, la question de redéfinir son couple se pose dans de nombreux foyers. Avec en toile de fond une autre conviction de Dossie Easton, laquelle définissait la fidélité non pas comme le fait de se limiter à avoir des relations sexuelles avec une seule personne, mais comme le fait de respecter son propre bien-être ainsi que celui de son partenaire.
Ensemble, mais pas seulement? Depuis son cabinet de Lasne, la sexologue et thérapeute de couple Marie Tapernoux est en première ligne pour recueillir les questionnements de couples, toujours plus nombreux ces derniers mois, à vouloir rediscuter de la fidélité au sein de leur relation. « Le confinement a confronté beaucoup de gens à la difficulté de cohabiter avec l’autre, ce qui les pousse du coup à s’interroger sur la pérennité de leur relation », décode celle pour qui l’engouement cyclique pour le couple libre s’expliquerait en partie aussi parce que « tous les vingt à trente ans, une nouvelle génération de couples se rencontre, sans y penser forcément, tandis que les couples qui sont plus loin dans leur cheminement à deux envisagent eux plus facilement une redéfinition de la relation ». De l’injonction à l’amour libre des années 60 à La Salope éthique des années 90, en passant aujourd’hui par un autre concept en vogue, le polyamour. Soit non plus se contenter de laisser l’autre (ou de s’autoriser soi à) aller voir ailleurs, mais bien revendiquer le droit à mener plusieurs relations amoureuses de front. Une revendication pas toujours facile à assumer en dehors du ou des cadre(s) relationnel(s).
Une injonction lourde à porter
Elise en sait quelque chose: cette trentenaire bruxelloise qui travaille dans le secteur culturel a accepté de répondre à nos questions, mais seulement à condition que son anonymat soit garanti. Un anonymat nécessaire, puisque si la jeune femme a choisi, il y a quelques mois, d’ouvrir son couple à la possibilité du polyamour, elle n’a toutefois pas fait part de ce développement à sa famille, et n’est d’ailleurs pas persuadée de le faire de sitôt. La faute, notamment, à certaines réactions très virulentes de la part de la poignée de proches mis au courant. « Dans mon entourage, certaines personnes expérimentent aussi et se posent des questions, donc c’est agréable d’en parler avec eux, mais la majorité des gens restent très fermés au dialogue. Je pense que si c’est si confrontant, c’est parce que ça en renvoie certains à leurs questionnements personnels. J’ai dû faire face à beaucoup de jugement, du genre « Tu es trop gourmande, tu veux tout avoir en même temps, mais ça ne fonctionne pas comme ça. » Sauf qu’en fait, qui a décidé qu’on ne pouvait pas tout avoir? », s’interroge Elise. Qui n’hésite pas à pointer qu’il s’agit là d’un douloureux paradoxe dont de nombreux couples modernes sont familiers. « Il y a un siècle, on envisageait le mariage autrement, plutôt comme une forme d’arrangement. Mais aujourd’hui, on attend de la personne avec qui on partage notre vie qu’elle soit notre amie, notre partenaire sexuel, mais aussi un appui financier ou encore la personne à qui on peut tout confier… On attend tout de la relation de couple, ce qui revient à faire peser un poids incroyable sur les épaules de l’autre. »
‘Le problème de l’injonction sociétale à la fidélité, c’est qu’elle crée beaucoup de pression sur l’autre.’ Marie Tapernoux
Un postulat que Marie Tapernoux appuie: « Le problème de l’injonction sociétale à la fidélité, c’est qu’elle crée beaucoup de pression sur l’autre, car puisqu’il ou elle est « la » personne qu’on a choisie pour la vie, on attend que l’autre réponde à tous nos besoins. » Or, la sexologue l’affirme, c’est impossible: « C’est quand on part du postulat qu’on doit être heureux à 100% dans son couple que le ressentiment, les reproches et l’envie d’aller voir ailleurs arrivent. » La solution? « C’est en acceptant qu’il y aura toujours 10 à 15% de la relation qui crée manque et frustrations qu’on enlève la pression et qu’on arrive à l’état de plénitude dans la relation. »
Quand tout va bien
Un état que Romuald, jeune quinqua wallon à la tête de sa propre entreprise, semble avoir atteint s’il faut en juger par le sourire calme dont il ne se départira à aucun moment de l’entretien. En couple avec la même femme depuis leur rencontre sur les bancs de l’université, il a célébré récemment ses 30 ans d’amour avec celle qui le « comble justement parce qu’elle a bien compris que j’avais besoin d’autres relations aussi pour être épanoui ». Des relations qui se conjuguent tantôt au masculin, tantôt au féminin, et qui ne répondent à aucune règle si ce n’est celle, sacrée, que les week-ends sont réservés à son épouse, et qu’aucun des deux ne découche plus de deux soirs d’affilée.
Est-il antinomique de codifier l’amour libre? Certainement pas pour Elise, qui n’a réussi à convaincre sa compagne, très réticente au départ, qu’après avoir défini avec elle des règles très claires. « Le plus important pour nous, c’est de communiquer énormément, sans que le sujet ne devienne une constante pour autant, parce que notre relation ne doit pas se limiter aux discussions prise-de-tête. On est en train de chercher un appartement plus grand, dans lequel on pourrait avoir chacune notre chambre, mais en attendant, la règle c’est que je fais ce que je veux ; elle ne veut pas savoir. Et moi, de mon côté, je me suis fixé une limite claire: ma relation principale est celle que j’entretiens avec ma compagne, et mes relations éventuelles sur le côté ne doivent pas avoir d’impact négatif sur mon couple. »
Un couple où l’amour est toujours aussi présent qu’aux balbutiements de leur relation il y a trois ans, un facteur qu’Elise considère comme crucial dans le succès de la redéfinition de ce dernier. Marie Tapernoux lui donne raison: « Quand des patients viennent me voir parce qu’ils envisagent de tester l’élargissement de leur relation à d’autres personnes, je leur conseille toujours de d’abord évaluer leur couple, et de ne pas le faire si ça va mal, parce que chercher une solution à l’extérieur risque de signer la fin de leur relation. La règle d’or, c’est de se lancer quand tout va bien, mais qu’on a envie de pimenter un peu les relations, et surtout, d’y aller étape par étape, sans brusquer, parce que comme c’est une situation nouvelle, on ne sait pas comment on va gérer. » Mais gérer quoi, au fait? Marie Tapernoux distingue trois configurations principales possibles: le couple libre, où les partenaires papillonnent chacun de leur côté avec l’accord de l’autre, le couple échangiste, dont les deux membres vont avoir tendance à vivre les partages en interne, via des rapports sexuels simultanés avec d’autres partenaires, et enfin le trouple, où une autre notion de fidélité et d’exclusivité incluant un ou une partenaire supplémentaire se met en place.
Libre, oui, mais pas sans règles
Quant à savoir si comme notre compatriote Esther Perel, propulsée sur le devant de la scène par son livre Je t’aime, je te trompe, elle voit dans l’infidélité une des bottes secrètes des couples qui assurent sur la durée, Marie Tapernoux hésite un moment avant de répondre. Puis concède ne pas être convaincue qu’il n’y ait qu’une seule personne qui nous convienne sur terre, ce qui ne veut pas dire pour autant que l’infidélité ou même la lassitude sont des fatalités: « Il existe beaucoup de gens qui savent rester fidèles toute leur vie, mais ça implique de savoir gérer ses pulsions. Si on parvient à atteindre le stade de la plénitude dans sa relation, on peut n’aimer et ne désirer qu’une seule et même personne toute sa vie, parce qu’on a pesé le pour et le contre, et on a fait son choix. »
Choisir de ne pas choisir et combiner les partenaires serait donc, quelque part, le choix de la facilité? Certainement pas pour Elise, pour qui « tout dépend de ce qu’on retire de sa relation »: « Est-ce que le fait de contrôler ses pulsions et de ne pas aller voir ailleurs apporte de la satisfaction? Pour moi, ce n’est pas le cas, et je refuse de m’y résoudre. » Passé du couple au trouple via des expériences échangistes qu’il décrit avec l’oeil qui brille, Romuald, lui, ne voit pas non plus son choix de vie comme une solution de facilité, certainement pas au regard des jugements auxquels il doit faire face. Et l’avis de la professionnelle alors? « Moi j’admire les personnes en trouple, parce que ça demande de sacrées règles et une sacrée confiance en soi, sourit Marie Tapernoux. Il faut oser affronter le regard extérieur, et c’est un signe de maturité incroyable d’oser passer le cap. » Et en profiter pour redéfinir ce que représente au fond l’infidélité. Soit, selon l’écrivain français Philippe Sollers, qui signait en 1996 un plaidoyer-confession dans L’Obs avec son épouse, l’écrivaine bulgare Julia Kristeva, « le durcissement de la relation du couple dans la pesanteur, l’esprit de sérieux devenu ressentiment ». Alors marié depuis trente ans, le couple (qui affirmait d’ailleurs détester cette appellation) défendait le droit aux relations extraconjugales, définissant la fidélité « non pas comme ne jamais se séparer, ou ne connaître aucun autre homme ou aucune autre femme, mais comme des relations sexuelles et sensuelles « à l’extérieur » qui respectent le corps et la sensibilité de votre partenaire principal« . Et de s’interroger, déjà: « Est-ce que la fidélité est un thème ringard, hérité du passé ou des parents, une vieillerie que les temps modernes et la force des désirs devraient balayer à l’avenir? »
Envisager la liberté autrement
Presque trente ans après cet entretien, force est de constater que si la question de la fidélité a été balayée quelque part, c’est plutôt sur le devant de la scène qu’en coulisses. Entre dissection compulsive des aventures extraconjugales des célébrités, mais aussi de Monsieur et Madame Tout-le-monde, plongée dans les relations à deux et plus si affinités ou au contraire, veille attentive sur la fidélité de l’autre, le sujet semble n’avoir jamais plus occupé les esprits qu’aujourd’hui. Logique, décrypte Marie Tapernoux: « C’est comme le baby-boom d’après-guerre. Ici, après le confinement, il y a un besoin de rattraper le temps perdu, de retrouver de l’intensité, mais c’est un processus qui nous renvoie à nos propres questionnements. Quand quelqu’un ose faire quelque chose qu’on s’interdit, on va le juger parce que ça réveille notre peur de tromper l’autre et de le perdre, mais aussi la peur que notre partenaire se pose aussi des questions sur sa fidélité. »
Pour vivre heureux, vivons notre notion de la fidélité cachés? Dans un futur proche, c’est le choix fait par Elise et sa compagne. Même si la Bruxelloise pourrait être amenée à faire part de sa nouvelle dynamique de couple à sa famille à condition que, comme elle l’envisage à l’heure actuelle, celle-ci venait à se pérenniser. « Je suis convaincue qu’un des secrets de la longévité amoureuse, c’est le couple libre, mais dans tous ses aspects. C’est-à-dire pas seulement rationnel et sexuel, mais aussi en permettant à la personne avec qui on veut être d’être libre et de s’épanouir dans toutes les facettes de sa vie. » Car elle est bien là, au fond, la liberté ultime, mais aussi la plus belle preuve d’amour selon l’écrivaine française Camille Laurens: prendre la liberté de rester alors qu’on pourrait s’en aller.
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