« Décroche quand je t’appelle »: pourquoi les ados ont-ils horreur du téléphone?
Le smartphone toujours en main, les ados auraient pourtant les appels téléphoniques en horreur. Un désamour qui frise parfois la phobie. Et risque d’appauvrir leurs registres de communication.
C’est la définition même d’un paradoxe. Alors que la plupart des ados semblent ne se séparer de leur smartphone que quand ils ferment l’œil, et encore, les adultes qui les entourent ont un mal fou à avoir au bout du fil les membres de cette génération pourtant ultraconnectée. Si au même âge, leurs (grands-)parents pouvaient passer des heures pendus à un combiné – « toi raccroche, non toi raccroche »-, les adolescents modernes, eux, auraient plutôt les appels téléphoniques en horreur.
Un constat au fond, pas si surprenant que ça. Car le téléphone d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier. Tout à la fois ordinateur portable, agenda, console de jeux, album photo et vidéo, il sert aussi à communiquer, certes, mais plus comme on l’envisageait à l’ère pré-Internet, ni même lors de l’arrivée de celui-ci dans les foyers. Fini le temps où on passait des heures au bout du fil puis, plus tard, scotché derrière un écran d’ordinateur pour papoter par chatroom interposée avec des camarades de classe qu’on venait pourtant tout juste de quitter.
Finie donc aussi l’époque où, face à ces conversations fleuve, l’autorité parentale se demandait «ce qu’on pouvait bien encore avoir à raconter» alors qu’on avait passé les huit dernières heures ensemble. Désormais, le questionnement a laissé place à la supplique ou à l’obligation, c’est selon, même si le message, lui, reste le même: «Décroche quand je t’appelle.»
La peur de l’inconnu
Cela semble être l’évidence même, surtout sachant la proximité des ados avec leur téléphone. Pourtant, nombre de coups de fil se soldent plutôt par un message laissé (avec plus ou moins de frustration) sur la boîte vocale que par une conversation. Un bref sondage des parents d’ados de la rédaction le dessine, une plongée dans les forums dédiés à la question en ligne le confirme: les «jeunes de nos jours» n’aiment décidément pas les appels téléphoniques. Mais pourquoi donc la Gen Z refuse-t-elle de décrocher?
Si vous demandez à un panel de parents frustrés, ils vous répondront probablement que leur progéniture fait ça «juste pour les embêter». Ce n’est pas tout à fait faux. Mais ce n’est pas non plus la raison principale. Docteur en neurosciences et médecin psychiatre à Paris, David Gourion se passionne pour les mécanismes mentaux de la jeunesse. Il y a consacré une série d’ouvrages parus aux éditions Odile Jacob, de La fragilité psychique des jeunes adultes au Secret des ados heureux. Il est donc bien placé pour expliquer pourquoi la sonnerie du téléphone rend ces derniers… si malheureux.
Une perte de contrôle
Ainsi qu’il le rappelle, «les ados d’aujourd’hui sont les enfants d’une ère numérique où la communication écrite domine. Qu’il s’agisse des SMS, des messageries instantanées ou des réseaux sociaux. Ce mode d’échange leur permet de maîtriser le rythme de leurs interactions, de réfléchir avant de répondre et d’éviter le malaise d’un silence gênant ou d’une réponse maladroite. Avec un appel, on perd un peu le contrôle et cela prend du temps. Souvent bien trop pour les ados! Et puis, soyons honnêtes: pour les ados, passer un coup de fil, c’est aussi risquer de tomber sur un parent qui décroche et engage une conversation interminable. Quel enfer!»
Car oui, l’enfer, c’est un peu aussi les parents des autres. On laissera à celles et ceux qui n’ont jamais connu le supplice de tomber au bout du fil sur un des parents de l’objet de leur affection («A qui ai-je l’honneur?») de jeter le premier smartphone aux ados. «Un appel téléphonique, c’est un saut dans l’inconnu. Qui va parler? Sur quel ton? Pour dire quoi? Cette spontanéité peut être vécue comme intrusive et imprévisible, développe le Dr Gourion. Nos ados évoluent dans une société de l’image où chaque mot peut être jugé ou partagé. Ils redoutent de perdre le contrôle. En résumé, répondre à un appel, c’est un peu comme se lancer sur scène sans répétition. Et ça, c’est terrifiant pour ceux qui aiment maîtriser les scénarios».
Des vocaux en accélérés
Ce qui met en lumière un autre paradoxe inhérent à la Gen Z. Laquelle a grandi dans le monde numérique. C’est-à-dire dans le monde de l’immédiateté et de la diffusion de contenus en continu, ce qui ne l’empêche pas de préférer communiquer en différé. Nathalie est bien placée pour le savoir, puisque aux appels traditionnels, sa fille adolescente préfère les conversations par messages vocaux interposés. Des messages qui durent parfois presque aussi longtemps qu’un épisode de podcast. Raison pour laquelle, à la stupéfaction maternelle, l’ado choisit de les écouter en vitesse accélérée.
Le fils d’Anne, lui, ne communique que via WhatsApp. Pour lui, tout doit se faire en ligne, ce qui lui joue parfois des tours. Ainsi, son coiffeur a récemment troqué sa plateforme de réservations pour un retour aux prises de rendez-vous par téléphone. «Mon fils trouve ça horrible» sourit sa mère. Qui a toutefois trouvé cette aversion moins drôle l’été dernier, quand son ado a postulé pour un job étudiant. «Il avait candidaté par mail, et quand les entreprises le rappelaient pour fixer un entretien, à chaque fois, c’était extrêmement angoissant pour lui et il avait vraiment du mal à décrocher.»
Du travail à faire
Plus qu’une source de friction avec les adultes qui les entourent, l’aversion de la jeune génération pour les conversations par téléphone risquerait-elle donc de lui porter préjudice? Au sein du bureau de recrutement international Robert Walters, le calcul est vite fait. «59% des membres de la Gen Z préfèrent l’e-mail et le chat aux appels téléphoniques, pointe Jens Spittael-Speeckaert, Associate Director au sein de l’entreprise. 1 jeune sur 2 se sent mal à l’aise avec les appels téléphoniques professionnels. Et seuls 16% d’entre eux considèrent que les appels téléphoniques constituent une utilisation efficace du temps. En outre, seuls 14% les utilisent comme principale méthode de communication».
‘Répondre à un appel, c’est un peu comme se lancer sur scène sans répétition.’
David Gourion
Docteur en neurosciences
L’aversion des jeunes pour le téléphone serait donc un problème mondial, avec tout ce que ça implique d’opportunités manquées au travail? Oui et non. «Les jeunes doivent garder à l’esprit que les générations plus anciennes, telles que la génération X (née entre 1965 et 1980) et les baby-boomers (nés entre 1946 et 1964), continuent de privilégier la communication directe et interpersonnelle, note le recruteur qui opère en Belgique mais aussi en Suisse, en Irlande, au Canada ou encore à Taïwan. Notre étude montre d’ailleurs que 49% de ces travailleurs plus âgés pensent que la diminution du nombre d’appels et de réunions pourrait nuire aux relations d’affaires. Si les jeunes professionnels sont adeptes des outils numériques, cela peut donc parfois se faire au détriment d’interactions personnelles significatives».
Une distance saine
Ceci étant dit, «lorsque l’on souhaite s’adresser à un groupe cible particulier, il est logique d’adapter ses moyens de communication en conséquence, poursuit Jens Spittael-Speeckaert. Les applications telles que Microsoft Teams et WhatsApp sont de plus en plus utilisées comme moyen de communication principal – à la fois dans le processus de recrutement et sur le lieu de travail. Elles offrent un contact rapide et informel qui correspond bien aux préférences des jeunes travailleurs». Une flexibilité à adopter aussi dans le cadre privé? Et si le vrai problème n’était pas tant que les ados ne décrochent pas, mais bien plutôt qu’on veuille à tout prix les décrocher?
Pédopsychiatre à Bruxelles, Kristell Ackerman exerce dans le privé après avoir travaillé durant huit ans dans la salle pour adolescents de l’hôpital Erasme. Elle y a été aux premières loges pour assister «à l’attachement des ados à leur téléphone ainsi qu’à leur désamour des appels téléphoniques». Comme son confrère David Gourion, elle souligne que les coups de fil précipitent dans l’immédiateté des jeunes qui ont l’habitude de pouvoir penser et corriger ce qu’ils vont dire. Mais aussi que ces derniers ont un côté «très officiel, parce que les ados ne s’appellent pas entre eux. Ce sont les adultes qui les appellent, peut-être pour leur annoncer de mauvaises nouvelles. Ce côté anticipatoire peut être très anxiogène. Et expliquer pourquoi ils préfèrent différer la communication et passer plutôt par l’écrit».
Claquer la porte
Même si ça agace drôlement leurs parents. Lesquels, plutôt que de s’énerver, feraient mieux de faire preuve d’un peu d’empathie selon le Dr Ackerman. «Les générations précédentes claquaient la porte de leur chambre pour manifester leur mécontentement. Les ados d’aujourd’hui, eux, ne répondent pas au téléphone. Mettre ses parents de côté fait partie du comportement adolescent normal, et ce refus de décrocher est une manière de montrer une opposition adolescentaire» qui est finalement très saine, (r)assure la pédopsychiatre.
Elle pointe aussi que les parents d’adolescents sont «la première génération à pouvoir techniquement avoir en ligne leur progéniture en permanence. Mais vouloir que ses enfants se mettent à disposition sans arrêt va à l’encontre de tout ce qu’on leur demande. «On ne peut pas d’un côté l’élever à devenir autonome, et de l’autre, vouloir qu’il soit disponible H24. De nos jours, un parent qui n’arrive pas à joindre son enfant va directement imaginer des scénarios catastrophe. Alors qu’en réalité, Junior vit simplement sa vie et se préoccupe d’autre chose que des pensées parentales», nuance encore Kristell Ackerman.
Désamour imaginaire
Alors quoi, on raccroche et on passe au tout à l’écrit? Pas si vite. «Eviter les appels peut entraîner un appauvrissement de la communication, met en garde le Dr Gourion. La voix transmet des émotions qu’un simple emoji ne pourra jamais égaler. En outre, à force d’éviter les interactions directes, certains jeunes risquent de se sentir isolés. D’avoir plus de mal à tisser des liens authentiques ou à résoudre des conflits de manière mature. Cela peut aussi exacerber une anxiété sociale latente: plus on évite de parler, plus cela devient stressant. C’est un cercle vicieux».
Notre spécialiste invite les parents à montrer à leurs enfants que le téléphone peut être un outil sympa et pas un instrument de torture. Par exemple en «commençant par des appels courts, sur des sujets qui les intéressent vraiment. Sans pression ni jugement». Kristell Ackerman suggère pour sa part d’adapter la manière de communiquer. En envoyant par exemple d’abord un message pour prévenir l’ado qu’on aimerait l’appeler pour parler de tel sujet à tel moment. «Cela lui permet de se préparer mentalement et émotionnellement. Ce n’est pas le coup de fil en lui-même qui est stressant. C’est tout ce qu’on peut imaginer derrière. Or les ados sont en permanence dans l’imaginaire».
Conversation d’ados en mutation
Et la Bruxelloise de rappeler l’importance de différencier la conversation en direct, «tout à fait préservée dans les interactions que les enfants et les ados peuvent avoir» et la conversation à distance, qui est, elle, en pleine mutation. Autrement dit: si votre ado ne décroche pas, ce n’est pas (forcément) si grave que ça. Après tout, comme le souligne le Dr Ackerman, «ce qui est important, c’est de se demander si ce qui compte vraiment dans la communication, c’est le moyen de communiquer ou bien la richesse qu’on peut retirer de l’échange». Un questionnement qui sonne comme une invitation à repenser notre manière de joindre la Gen Z.
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