Comment la pandémie nourrit la petite voix qui nous hante

© MANONINA
Aurélie Wehrlin Journaliste

La nuit est souvent propice à broyer du noir. On ressasse, on rumine et on ne trouve pas le sommeil. Souvent, on cesse de se morfondre dès que l’aube pointe son nez. Mais, maintenant que nous avons moins de distractions, cette petite voix intérieure qui nous accompagne au long de nos pensées ne semble ne plus jamais se taire.

« Avant, j’avais l’habitude de voir mes soeurs chaque semaine. Mais, avec le temps, notre enthousiasme pour le énième apéro Zoom ou pour la promenade covid s’estompe. Lorsque je les entends, je remarque parfois qu’elles s’emballent et s’imaginent des choses quelque peu exagérées. Par exemple, ma soeur aînée est en boucle sur son fils qui aurait été lésé par son professeur. D’habitude, ma soeur n’est pas comme ça. En temps normal, elle est beaucoup plus pondérée. », nous dit Line. Sauf que ses soeurs ne sont pas les seules à partir en vrille. Line aussi se torture inutilement en extrapolant un hypothétique manque d’attention de son chéri. Des angoisses et des inquiétudes infondées selon sa soeur. « Pourtant, cela me rongeait depuis des semaines », soupire-t-elle. L’histoire de Line et de ses soeurs emportées dans une spirale négative montre à quel point les idées noires semblent être nourries par la pandémie.

« Quand nous lisons ou nous parlons à nous-même pour réfléchir, notre cerveau génère une impression sonore qu’il interprète de la même façon qu’une voix réelle extérieure », précise le Figaro. « Une petite voix intérieure qui nous accompagne au long de la journée et de nos pensées mais dont l’origine et la façon dont elle est perçue par le cerveau restent encore mystérieuses. »

Le professeur en psychologie Filip Raes, qui est également l’auteur du livre Weg van het piekeren (littéralement : Loin des tourments, ndlr) explique : « il n’existe pas encore de preuve directe. Par contre, nous savons que l’anxiété et les sentiments dépressifs ont augmenté, et que les idées noires en sont une des causes. En fait, il est assez logique que nous commencions à nous inquiéter davantage. Par ailleurs, la meilleure façon de freiner ces pensées négatives est de s’occuper. En faisant des activités et on en interagissant avec des personnes qui captivent votre attention. Car c’est quand tout s’arrête, les pensées noires surgissent. »

« Les tourments apportent un faux sentiment de contrôle. Vous pensez que vous faites quelque chose de constructif, mais en fait vous tournez en rond » — Filip Raes, professeur en psychologie

Attention !

Même si nous aimerions vivre ici et maintenant, nos pensées s’égarent le plus souvent quelque part entre le passé et le futur. Il est tout à fait normal d’avoir des conversations intérieures. Nous avons tous fait l’expérience de cette petite voix intérieure qui nous accompagne. Le neuroscientifique américain Ethan Kross est un expert en la matière. Ce chercheur a consacré sa vie à cette petite voix dans nos têtes. Pourtant, même lui s’est un jour laissé prendre. Son cerveau est parti en vrille à la suite d’une lettre de menace. Ça l’a rendu tellement parano, qu’une nuit, il s’est soudainement retrouvé dans le salon avec une batte de baseball. Cette constatation l’a conforté que personne n’est à l’abri du « diable angoissé dans sa tête » et est la base de son récent livre Het stemmetje in je hoofd (littéralement : La petite voix dans votre tête, ndlr). Il y donne des techniques et méthodes afin d’apprivoiser cette voix.

Psycho : comment la pandémie nourrit la petite voix qui nous hante
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Bien que l’inquiétude soit normale, nous n’y sommes pas tous aussi sensibles. En premier lieu, il y a la prédisposition génétique. « Plus on est névrotique, plus on est susceptible de se tourmenter », affirme Filip Raes. En outre, l’éducation joue également un rôle important. Si vos parents vous disaient constamment, « Fais attention, sois prudent », il y a de fortes chances que vous ayez intériorisé cette voix. « Lorsque je demande aux patients d’exprimer leurs inquiétudes, ils le font parfois avec une voix modifiée, parfois ils parlent comme leurs parents », indique le professeur. En prime, les circonstances déterminent également vos angoisses. Ainsi, dans une période de grand malheur, personne n’est épargné.

« Cette crise ne touche pourtant pas tout le monde de la même façon », selon Filip Raes. « Nous sommes peut-être dans la même tempête, mais nous ne sommes pas tous dans le même bateau. Certains sont sur un yacht de luxe, d’autres se débattent dans l’eau. Si vous avez déjà traversé une période difficile sur le plan mental et que le covid vous met dans une situation compliquée, vous serez plus enclin aux angoisses. »

Super-pouvoir

En revanche, le fait que nous ayons maintenant un peu plus de temps pour l’introspection n’est évidemment pas nécessairement négatif. Filip Raes indique : « Autant dans mon cabinet, que dans mon entourage, je remarque que beaucoup ont commencé à réfléchir à leur travail, à leur relation et que cela les a poussés à prendre des décisions importantes. Par exemple, après le premier confinement, ma coiffeuse s’est rendu compte que, malgré la perte financière, elle aimait l’idée de ne pas être continuellement dans le rush. » Dans son livre, Ethan Kross qualifie même notre capacité d’introspection de super-pouvoir. Se parler à soi-même est utile pour assimiler les expériences émotionnelles, tout en contribuant à notre survie et à notre autorégulation. Pensez aux bambins qui se corrigent en répétant – d’abord à haute voix, puis en silence – la prononciation de leurs parents. En prime, les voix dans nos têtes façonnent l’histoire de notre vie. Sans voix intérieure, nous perdons notre identité. Ethan Kross cite l’exemple d’une femme qui a perdu sa voix intérieure à la suite d’une hémorragie cérébrale : « Sans introspection langagière, elle ne se considérait plus comme une personne en tant que telle. Son identité, ce qu’elle était, ou tout du moins ce qu’elle considérait être et qui avait été façonné depuis quarante ans par sa voix intérieure, s’était évaporée. »

Consommateur d’énergie

Les voix dans nos têtes – qui débitent parfois jusqu’à quatre mille mots par minute – sont pourtant loin d’être toujours bénéfiques. Ces dernières peuvent aussi causer des ennuis. Par exemple, si vous ressentez beaucoup d’émotions négatives, celles-ci seront encore amplifiées par ces voix intérieures. Et cela peut avoir de lourdes conséquences. Ainsi, ces petites voix absorbent une grande partie de la capacité neuronale. En sachant qu’il existe une limite au nombre de tâches que votre cerveau peut gérer en même temps, il est logique que les angoisses amenuisent vos chances d’accomplir avec succès d’autres tâches. Ethan Ross affirme : « Un constat très facile à vérifier dans les faits. Par exemple, quand vous essayez de lire un livre après une dispute avec votre chéri(e). Ça ne fonctionne pas. Il reste trop peu d’espace dans votre cerveau pour cela. »

Psycho : comment la pandémie nourrit la petite voix qui nous hante
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Par ailleurs, un trop grand nombre de voix dans notre tête peut également provoquer des troubles physiques. Si, à force de réfléchir, votre cerveau donne constamment le signal à votre corps qu’il y a un problème ou un danger, un stress chronique peut apparaître. Or ce dernier a de nombreux effets négatifs allant des maladies cardiovasculaires aux problèmes de sommeil.

Automatisme

« J’ai fait un blocage quand j’ai dû reprendre la voiture après quelques semaines de confinement. Cela fait vingt ans que je conduis, mais, soudainement, je ne savais plus ce que je devais faire avec mes pieds. Plus j’y pensais, plus j’en doutais », raconte Veerle, honteuse. A-t-elle vraiment perdu cette compétence automatique en quelques semaines, ou cela cache-t-il autre chose? Pour Ethan Ross, « il s’agit d’une autre conséquence négative des voix dans nos têtes. Si, tout à coup, toute notre concentration est portée sur une tâche que nous avons toujours effectuée de façon automatique, nous n’y arriverons plus. Une tâche comme la conduite est une somme de différentes actions. Si on commence à se concentrer sur une partie, on va vite tout confondre. Ces actions ne sont pas censées être trop réfléchies, mais c’est ce qui arrive parfois lorsque nous sommes submergés par les émotions. »

Parler aide (ou pas)

Une surabondance de voix dans notre tête peut également empiéter sur nos relations. Les personnes angoissées ont tendance à partager leurs sentiments et le font souvent à plusieurs reprises. Malheureusement, en agissant de la sorte, vous risquez d’éloigner les personnes dont vous avez le plus besoin, ce qui augmentera votre sentiment de solitude. Ethan Ross ajoute « Les personnes en deuil sont souvent confrontées à cette situation. Elles recherchent un soutien émotionnel et partagent leurs pensées négatives avec leurs amis et leur famille. C’est normal. Malheureusement, cela crée aussi des tensions et, à long terme, une diminution du soutien social. » Des recherches menées après le 11 septembre révèlent également que les New-Yorkais ayant cherché des compagnons d’infortune dans les groupes Facebook ne se sont pas sentis mieux pour autant, bien au contraire. « Même si les réseaux sociaux nous incitent explicitement à partager nos pensées, ce n’est pas toujours constructif. L’empathie est souvent suscitée par des indices physiques subtils, tels que des yeux humides ou une voix cassée. Ces signaux font défaut dans un post sur les réseaux sociaux. »

Malgré que ce soit le slogan de nombreuses campagnes de sensibilisation, parler et partager n’aide pas toujours.

Mais cela ne signifie pas pour autant que le partage des émotions n’a pas lieu d’être, explique Ethan Kross : « Il faut pouvoir les évacuer. Partager une émotion négative renforce le lien entre deux personnes. Ça fait du bien. Mais si vous continuez à ressasser à deux cette émotion, vous la renforcez. » C’est pourquoi Ethan Kross recommande de partager vos angoisses avec des personnes, qui non seulement vous répondront avec empathie, mais qui pourront aussi vous aider à trouver une solution.

Ours polaire

Des inquiétudes excessives possèdent donc de fâcheuses conséquences. Malheureusement, supprimer les voix ou les faire taire ne sont pas des options. Et puis, il y a l’effet ours polaire : essayez de ne pas penser à un ours blanc pendant cinq minutes lorsqu’on vous le demande. Vous voulez parier que vous ne réussirez pas ? Selon Ethan Raes, se distraire est la meilleure stratégie à adopter pour chasser les tracas du quotidien: « Supposons que vous ayez eu une discussion désagréable au travail, vous pourriez continuer à y penser. Cependant, les recherches ont montré que cela ne fait qu’empirer les choses. La meilleure option est de faire autre chose. Sortez, allez vous promener avec un ami. Beaucoup de gens annulent tout quand ils sont dans une situation difficile. Ils pensent qu’ils doivent d’abord résoudre le problème qui les tracasse ». Mais tenter de résoudre un problème en le décortiquant dans votre tête ne sert à rien ou presque. Selon Ethan Raes : « L’inquiétude est en partie un comportement d’évitement. Cela donne un faux sentiment de contrôle. Vous pensez être constructif, mais en fait vous tournez en rond. En faisant cela, vous évitez, souvent inconsciemment, de trouver une solution. Vous remettez à plus tard la résolution d’un problème et vous restez bloqué dans votre tête à force de ruminer. »

Mouche sur le mur

Néanmoins chercher à se distraire est une stratégie qui ne fonctionne qu’à court terme. Après cette promenade, les pensées angoissantes refont souvent directement surface. Ethan Kross a donc cherché des stratégies supplémentaires vous aidant à ne pas vous laisser submerger par ces dernières. Selon le neuroscientifique, la clé est de prendre de la distance par rapport à ses pensées en se regardant et en regardant ses soucis comme une mouche sur un mur. Il raconte ainsi comment il a mis fin à ses angoisses incontrôlées au sujet de la lettre de menace en s’adressant directement à lui-même. En disant « Ethan, qu’est-ce que tu fais ? C’est de la folie », il est parvenu à calmer sa petite voix intérieure. Sur la base de cette expérience, il a commencé à chercher comment prendre de la distance par rapport à nos idées noires et a élaboré une boîte à outils contenant des conseils pratiques (voir ci-dessous). Les techniques utilisées par Filip Raes dans son cabinet vont dans le même sens. Il vous conseille d’ignorer vos idées noires pendant un certain temps et de les considérer comme un bruit de fond. En outre, il aide les patients à se libérer du poids de ces voix par des exercices mentaux : « Collez une image et un nom sur vos angoisses et placez ensuite cette incarnation de vos inquiétudes dans une chaise longue avec un cocktail. Ou chantez vos pensées à pleins poumons avec la voix d’une diva. C’est comme ça qu’on leur donne moins de pouvoir. »

Même si ces techniques allègent vos soucis intérieurs ou parviennent à les tenir un peu en distance, les experts préviennent néanmoins qu’il est impossible de s’en débarrasser complètement. Elles ne disparaîtront jamais. Elles finissent toujours par réapparaître dans les situations désagréables. Il faut donc apprendre à vivre avec. On en convient, ce n’est guère encourageant, mais n’oubliez pas qu’en visualisant nos angoisses liées au covid de façon comique ou absurde, il est bien plus facile de les relativiser.

Stopper la pandémie d’angoisses : quatre conseils d’Ethan Kross

1) Faites un saut mental dans le temps : imaginez comment vous regarderez dans dix ans un problème qui vous empêche de dormir aujourd’hui. Le fait que vous ayez été confiné une année sera probablement plus facile à relativiser lorsque vous y repenserez en 2031 autour d’un apéritif dans un bar sur la plage en Italie.

2) Tenez un journal : écrivez vos pensées les plus intimes sans honte ni souci du style et de l’orthographe. En les écrivant, vous passez du statut d' »auditeur » à celui de « conteur ». Un nouveau rôle qui apporte distance et perspicacité.

3) Recherchez les expériences qui vous inspirent : il peut s’agir d’une vue magnifique, mais aussi d’une oeuvre d’art ou d’une rencontre avec une personne qui vous inspire. En vous laissant emporter par l’émerveillement, vous vous sentirez automatiquement plus détaché et cela atténuera l’impact de ce que votre petite voix vous souffle à l’oreille.

4) Créez des rituels autour des moments de stress : effectuez une série d’actions fixes à un moment où vous devriez normalement commencer à ressentir du stress. Un tel rituel donne un sentiment d’ordre et de contrôle dans une situation sur laquelle vous avez peu d’emprise.

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