Nudité généralisée: dévoiler son corps, l’antidote post pandémie pour reprendre possession de sa liberté
Des podiums aux salles de classe, une forme de théâtralité s’empare de notre manière de nous habiller – ou de nous dévoiler. Comme un antidote à près de deux ans assignés à résidence, dans des tenues d’intérieur confortables. Sortis d’une longue hibernation pandémique, nos corps se réveillent et réclament leur place.
Ils sortaient tout juste de leurs études et s’apprêtaient à rejoindre le monde du travail quand la pandémie a frappé. Tout à coup, la tenue soigneusement choisie pour leur premier jour de boulot s’est retrouvée au placard pour une durée indéterminée – inutile de se saper élégamment en visioconférence. Mais alors que le retour au bureau semble se confirmer, cette génération qui a vu son entrée dans la vie adulte bousculée est-elle prête à ressortir ses jolies fringues de l’armoire? Pour les clientes de Miu Miu, l’autre label de la créatrice Miuccia Prada, la réponse est un « non » retentissant. Le monde a changé, la vision qu’on a de lui aussi. Cela implique de nouvelles normes, certes, mais aussi de nouveaux codes vestimentaires, et une envie de se démarquer stylistiquement.
Voilà pourquoi, lors de la dernière Fashion Week de Paris, la griffe a choisi de dévoiler une garde-robe spéciale « retour en présentiel ». Soit la panoplie classique des tenues pros, du blazer aux jupes crayon, mais effilochée et tailladée, comme si les mannequins s’étaient emparés de ciseaux avant d’arpenter le podium. La femme Miu Miu fera donc son retour aux affaires parée des matières précieuses indissociables du dressing de toute businesswoman qui se respecte, mais en mini-jupe taille basse, le ventre à l’air. Hérésie? Pas selon Vogue, pour lequel « la jeune génération ne semble pas effrayée par l’oversexualisation post-confinement. Finis les casual fridays, l’heure est aux coups d’éclats et Karen de la compta a retroussé son pull en laine pour exhiber ses abdos sculptés ».
La nudité s’expose
Une tendance affirmée un peu partout lors des derniers défilés, où nombre de mannequins montraient plus de peau que de tissu, lequel était souvent transparent. Fesses à l’air chez Vivienne Westwood, Bikinis estampillés Chanel… Reflet de la société, la mode a entériné le ras-le-bol que nous inspirent les tenues confortables dans lesquelles on s’abrite depuis deux ans, marquant le grand retour d’un corps qui ne demande qu’à s’exhiber et d’une peau qui ne veut plus être masquée.
Un chamboulement déjà observé auparavant, comme le démontre le Musée de la Mode de Hasselt, où l’expo DressUndress ouvre ce week-end. L’occasion, pour la commissaire Eve Demoen et la créatrice de lingerie Murielle Scherre, commissaire invitée, de s’interroger. Comment l’engouement de la génération Z pour la positivité corporelle et la fluidité de genre va-t-il influencer la mode? Quel effet a le renouveau des années 90 sur les tendances? Quand montre-t-on trop de peau, et qui est à même de le décider? Autant de questions auxquelles l’institution veut répondre. C’est que la fascination pour la nudité commence avec Adam et Eve dans le monde chrétien. Qui, à l’image d’autres religions, associe ensuite honte et nudité, alors même que dans la Grèce antique, celle-ci était célébrée.
Deux visions qui cohabitent toujours aujourd’hui, entre stars montrant le plus de peau possible sur le tapis rouge et essor de la mode pudique. De quoi en avoir le tournis, surtout sur les réseaux, où la peau cristallise nombre de tensions. Sur son Instagram, _cooldesource, la Bruxelloise Marine Coutereel, qui se décrit avec mordant comme « travailleuse du texte » et partage sur son compte une certaine vision du Zeitgeist, poste aussi épisodiquement des clichés d’elle en sous-vêtements. « C’est compliqué, parce que j’ai l’habitude de proposer du contenu assez textuel où j’aborde le rapport difficile que j’entretiens avec mon corps, et je m’imagine dans la tête d’autres femmes voyant ma photo et ressentant ce que m’inspirent ce genre d’images: un peu de haine de soi, un peu de haine envers la fille photographiée. Ce que je regrette, c’est qu’algorithme oblige, les photos dénudées sont celles qui rapportent le plus de likes, et je n’aime pas l’image que ça peut renvoyer de moi, une meuf racoleuse qui s’aime trop. »
Cachez ce sein
Mais ce qui est acceptable un temps, ne l’est pas de tout temps et par tout le monde. Une cheville nue était choquante au XIXe siècle, et en 2022, les tétons (féminins) sont immédiatement censurés sur les réseaux. Ceux qui s’exposent trop seront critiqués, mais ceux qui se couvrent aussi – il suffit de prononcer le mot « burkini »… ou de regarder les réactions suscitées par le shooting pour lequel la chanteuse Billie Eilish avait décidé de troquer ses traditionnelles tenues baggy pour un corset ajusté. L’époque décide de ce qui peut être montré ou non, et c’est au coeur de ces tensions que se forment nos opinions sur la décence, la pudeur mais aussi la beauté et la sexualité. Dans son livre The Fashioned Body, publié au début des années 2000 et réédité récemment, la sociologue britannique Joanne Entwistle examine le rôle de la mode dans la formation de notre identité. Et interroge le lecteur: pour qui s’habille-t-on, au fond, pour notre propre plaisir, ou pour la société dans laquelle on vit? Aime-t-on porter du noir parce que la couleur nous plaît ou parce qu’on nous a martelé qu’il avait un effet amincissant et dénotait plus de puissance que le rose?
Nos choix vestimentaires ne sont pas une question de genre ou de sexualisation, mais simplement de préférence stylistique. » Haron Zaanan
On l’aura compris: ce qu’on choisit de porter (ou de montrer) n’est jamais accessoire, raison pour laquelle nous avons invité une série de personnalités à poser dans leur tenue post-confinement préférée. Et à nous expliquer leur choix, toujours chargé de sens. Du haut de ses 18 ans, Sam Vercammen a ainsi opté pour une tenue qui la fait se sentir à la fois « belle et confortable, avec un dos-nu un peu plus original que les crop tops que beaucoup de filles portent à l’école. Même si ça ne passe pas forcément mieux: récemment, mon prof de maths m’a dit qu’il espérait que je porterais « autre chose qu’un maillot de bains » pour les examens, raconte-t-elle. Je n’ai pas su quoi répondre, parce qu’il n’est écrit nulle part dans le code vestimentaire de l’établissement que ce genre de haut est interdit. Un autre enseignant a osé m’affirmer que ça « distrayait les garçons de ma classe », alors même qu’ils n’y voient aucun problème et que je me sens en confiance avec eux. » Face à l’ambivalence suscitée par ses choix sartoriaux, Sam a décidé de consacrer son travail de fin d’études à l’impact du code vestimentaire de son école sur le bien-être mental de ses élèves. Et souhaite que ces derniers puissent avoir leur mot à dire dans la rédaction du règlement. Même si, de prime abord, les remarques subies par la jeune fille sont moins le reflet d’une différence générationnelle que du fameux male gaze – « le regard masculin, ou plutôt le regard masculin hétérosexuel avec lequel les gens regardent souvent le monde et les femmes », décrypte Karolien De Clippel, du Musée de la Mode de Hasselt: « C’est une vision paternaliste, que nous mettons également en avant dans notre expo. »
Mauvais genre
Derrière cette notion de regard se cache aussi celle des idéaux de beauté et de genre. Des diktats que Murielle Scherre combat depuis vingt ans avec les campagnes de sa marque de lingerie, La fille d’O, pour lesquelles elle n’hésite pas à montrer cellulite, rides et cicatrices, et ce bien avant l’avènement du mouvement « body positive ». Cette saison, les réactions à son utilisation de mannequins transgenre lui ont fait comprendre que « les gens ne sont pas encore prêts pour ça. Ils se sentent vite menacés si vous touchez à quelque chose qui est une vérité établie pour eux. »
Haron Zaanan en a récemment fait les frais. L’influenceur bruxellois de 19 ans a fait la Une des médias après que la vidéo de sa soirée dans un restaurant du centre de la capitale soit devenue virale. On l’y voit, maquillé avec soin et vêtu d’une robe bustier dévoilant son dos et ses épaules, invité par un membre du personnel à se couvrir ou à quitter l’établissement « parce que ça dérange les clients ». « Si j’avais été une femme cisgenre, ce que je portais n’aurait pas posé de problème, personne ne s’offusque devant un bustier, dénonce-t-il. C’est très hypocrite, on m’a dit que ma tenue était trop extravagante et trop révélatrice, alors que j’ai déjà vu plein de femmes habillées de manière similaire attablées sans que personne n’y trouve rien à redire. Je suis non-binaire, ce qui veut dire que je ne m’identifie ni à un homme, ni à une femme, et je revendique ma liberté de pouvoir m’habiller comme j’en ai envie. » Même si Haron déplore lui aussi l’impact du male gaze, « qui regarde aussi bien les femmes binaires que les hommes transgenres comme des morceaux de viande ou des objets sexuels, alors qu’on n’est pas là pour leur faire plaisir. Notre peau exposée les dérange parce que le patriarcat continue de penser qu’on doit se soumettre ».
Pourtant, comme le rappelle son compte Instagram à près de 30 000 abonnés, « il est temps de comprendre que nos choix vestimentaires ne sont pas une question de genre ou de sexualisation, mais simplement de préférence stylistique ».
Plaisir textile
Pas si simple, hélas. « Dans la composition de l’expo, nous nous sommes volontairement éloignés de la lingerie et de la corseterie, explique Murielle Scherre. Personnellement, j’ai trouvé formidable de pouvoir donner la parole aux créateurs qui ont été emblématiques de la façon dont nous examinons la tension entre les vêtements et le corps. Comme Thierry Mugler, récemment décédé, ou Hussein Chalayan. Bien que personnellement, je me prosterne à l’autel de Martin Margiela: dans ses vêtements, chaque corps subit comme une métamorphose, il est déformé par des techniques de trompe-l’oeil et joue avec les volumes. » Et de souligner le rôle joué par les tenues de scène de musiciens tels que David Bowie, Prince ou Peaches « dans la façon dont nous envisageons le jeu rarement innocent de se dévoiler ».
Un thème qui est également au coeur du travail de l’artiste plasticienne Atty Bax. Dans ses objets et images aux airs de collages, fabriqués à partir de textiles, de fourrure ou de perles, on discerne principalement des organes génitaux. Et la quinquagénaire de confier aimer aussi jouer avec la féminité et le corps dans sa garde-robe, bien que son enthousiasme se soit quelque peu estompé pendant la pandémie. « En plus d’être artiste, je suis aussi conseillère artistique, ce qui veut dire que mes réunions se tenaient derrière un écran d’ordinateur. Je n’aimais pas cette impression d’être déguisée devant ma webcam. » Atty Bax avait d’autant plus hâte, pour notre shooting, de se parer de jolis collants, de son manteau de fourrure préféré et de talons qu’elle n’avait portés qu’une seule fois pendant les confinements. « C’est ma tenue post-Covid idéale. A la cinquantaine, mon corps a soudainement changé: ma taille semble avoir disparu, mon cou se plisse… Par conséquent, le contenu de ma garde-robe change aussi. Une robe moulante n’est plus flatteuse autour de mon ventre, et je ne me sens plus bien dans ma peau quand je porte ce genre de vêtements. Par contre, je trouve mes seins plus beaux et plus pleins maintenant que lorsque j’étais plus jeune: après avoir allaité ma fille, ils ont longtemps ressemblé à deux sachets vides », sourit celle qui, l’âge aidant, ne se soucie plus vraiment de ce qu’on pense d’elle.
« C’est l’avantage de vieillir. Porter de beaux vêtements est une source de plaisir et de joie. Si vous prenez le temps de cuisiner quelque chose de savoureux, la vie est un peu plus agréable que si vous optez pour un plat standard. Pour moi, c’est pareil avec les vêtements: ils vous aident à être une meilleure version de vous-même et apportent de la couleur et du plaisir à vos journées », résume la quinqua. N’en déplaise à celles et ceux qui voudraient que leur jugement définisse les limites la liberté des autres de s’habiller comme bon leur semble. Après la tempête médiatique, Haron Zaanan se veut philosophe: « Malheureusement, changer les mentalités ne se fait pas du jour au lendemain, mais paradoxalement, je suis content que cela me soit arrivé, parce que cette mésaventure permet d’ouvrir le débat et de faire comprendre aux gens que « s’habiller normalement » a une définition différente pour chacun. » Jolie manière de tailler un costume aux esprits étriqués.
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