Lisette Lombé
Que nous racontent les paillassons cet automne?
Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
Je ne m’en suis pas aperçue tout de suite. C’est comme quelque chose qui aurait glissé, avec discrétion, d’un endroit surélevé à un autre, situé en contrebas. Depuis quelques semaines, j’ai cessé, en marchant dans mon quartier ou dans ma ville, d’être frappée par les conversations des passants et des passantes. Certaines phrases parviennent encore à émerger du brouhaha ambiant et à me secouer mais plus au point de me faire dégainer mon calepin et de les noter au vol, en plein milieu de la rue. L’impériosité du geste, l’acuité de la perception se sont comme éteints. Il ne semble plus rester audibles et saillantes que les paroles chargées d’une certaine violence.
Apprendre à se protéger est un cadeau précieux à s’offrir au moins une fois dans sa vie d’adulte.
Par exemple, une amie m’a entendue suspendre notre conversation téléphonique, le temps de tenter de faire cesser une altercation entre trois jeunes hommes, un soir, sur un pont. Je n’avais pas raccroché, je leur criais d’arrêter de s’en prendre à l’un d’eux. Mon intervention avait stoppé momentanément la bagarre. J’avais dit la première phrase qui m’était venue spontanément en bouche: «Est-ce que ça va?» Et les trois m’avaient répondu, presque en chœur: «Oui, oui!» Ils avaient poursuivi leur route, bras dessus bras dessous. Une personne qui n’aurait pas assisté à la scène aurait pu croire à une accolade entre camarades. J’avais repris la conversation avec mon amie, un peu choquée. Comme le garçonnet du musée du Louvre, évoqué dans la chronique précédente, rudoyé par son père, les jeunes hommes avaient disparu de mon champ de vision en quelques secondes. Qu’était-il arrivé par la suite? Est-ce que la bagarre avait repris? Ou pas. Qu’aurais-je pu faire d’autre, seule à la ronde, femme, dans cette obscurité? Comment aider sans se mettre en danger? Dans quelle mesure ne pas intervenir transforme un témoin en complice?
J’ai noté, à partir de cet épisode, que j’avais atteint un seuil d’intolérance à la violence dans l’espace public. La semaine suivante, j’ai entendu une mère qui menaçait son enfant de le frapper, qui criait tellement fort qu’on l’entendait de l’autre quai du métro, où je me trouvais. J’ai aussi vu un homme qui serrait sa compagne par la nuque et la faisait ployer de force. Des situations éclairs qui floutent la frontière entre ce qu’on a vu et ce qu’on a cru voir, des gestes tellement gros que ça passe (comme dirait ma sœur), des injures proférées avec la même simplicité qu’un remerciement ou un compliment. Voilà, ça m’agresse plus vite qu’avant, ça m’insupporte. C’est comme une goutte qui fait déborder un vase plein, comme un compteur qui ne revient plus dans le vert. Il faut que j’accueille ce nouveau rapport à la rue, au bruit, aux déplacements des corps, en particulier ceux des hommes, en particulier ceux des hommes en groupes, des hommes saouls, des hommes qui se comportent comme au Far West sur mon territoire d’arpentage.
Cet automne vient confirmer un besoin de douceur, de retrait, de plus grand respect. Même exigence, même sensibilité dans les messages échangés par écrit. Je peux lister calmement tout ce que je n’accepte plus désormais et sentir comment une meilleure estime de soi permet de ne plus prendre personnellement les propos dénigrants. Les critiques mesquines lancées du balcon par des gens qui ne sont pas sur le terrain. Non! Les remarques sexistes et racistes balancées de manière totalement décomplexée. Non! Les leçons de morale simplistes comme si nous n’évoluions pas dans une société complexe et comme si nous n’étions pas des êtres habités par des contradictions et des ambivalences. Non!
Apprendre à se protéger est un cadeau précieux à s’offrir au moins une fois dans sa vie d’adulte. Et ce n’est pas grave si cette attention à notre propre équilibre arrive sur le tard. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir eu une enfance ou une adolescence placée sous le signe de la floraison douce et graduelle. Ce n’est pas grave non plus si nos tentatives de mieux nous respecter ne sont pas toujours fructueuses, si ça capote parfois, si on peste encore contre le retour des habitudes du temps de la mésestime. Succession de seuils. Vertige du vide laissé par les paroles-couteaux sommées de déguerpir de nos vies. Petites luttes du dedans.
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