Cancer et sexualité: « La maladie s’invite jusque dans le lit des couples »

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Le sexe en temps de cancer, un sujet complexe - Getty Images
Aylin Koksal
Aylin Koksal Journaliste

Le cancer change beaucoup de choses, y compris la sexualité. Il impacte durablement la vie sexuelle des patients… et de leurs partenaires. Mais il y a de l’espoir. Tel est le message de l’onco-sexologue Kristel Mulders et de Jorane Janssens et Ann Bogemans, avec qui elle cosigne le livre Cancer in the Bedroom.

Un ouvrage où le trio explique comment le cancer est susceptible d’impacter la sexualité, mais aussi et surtout quelles alternatives sont possibles malgré les obstacles liés à la maladie.

Le métier d’onco-sexologue est encore peu connu sous nos latitudes…

KRISTEL MULDERS : « C’est vrai qu’on n’en rencontre pas souvent (rires). Mais dans certains hôpitaux, heureusement, il y a des professionnels qui se concentrent spécifiquement sur la sexualité dans le contexte du cancer. Cela fait des années que je conseille des patients atteints de cancer sur leurs expériences et leurs relations sexuelles. Malheureusement, ces soins ne sont pas disponibles partout, et les patients doivent souvent investiguer le sujet voire payer de leur poche pour obtenir de l’aide. Il s’agit pourtant d’un aspect crucial du traitement du cancer qui n’est pas suffisamment mis en valeur. Ajoutez à ça tous les clichés erronés qui circulent à ce sujet, et cela fait déjà un moment que je me dis qu’il est grand temps d’écrire un livre sur le sujet. Grâce à mes coauteures, Jorane et Ann, cette idée est enfin devenue réalité. »

Les patients atteints de cancer ont besoin de contacts physiques, mais ils n’osent pas les demander, car les étreintes et les caresses étaient auparavant vues comme déclencheur de rapports sexuels.

Pourquoi persiste-t-il un tel tabou autour de la question de la sexualité dans le contexte du cancer?

« C’est une question assez complexe. Tout d’abord, il y a souvent un silence autour de ce sujet, car les patients n’en parlent pas eux-mêmes et les prestataires de soins de santé supposent souvent que si l’on n’en parle pas, c’est qu’il n’y a pas de problème. En outre, il existe encore un tabou sur la sexualité et le cancer, ce qui fait qu’il est difficile pour les patients et les soignants d’en parler ouvertement. Le sentiment d’avoir des connaissances et des compétences insuffisantes rend également les prestataires de soins plus réticents à aborder ce sujet avec les patients.

N’oublions pas non plus que certains patients ne sont tout simplement pas à l’aise pour aborder le sujet, que ce soit par honte, par peur du jugement ou simplement parce qu’ils pensent que cela n’a rien à voir avec leur traitement. En outre, les prestataires de soins de santé ne sont souvent pas suffisamment formés pour discuter de la sexualité dans le contexte du cancer, et encore moins pour apporter des solutions concrètes à leurs patients. Il y a donc plusieurs facteurs qui font que ce sujet reste encore dans la zone taboue. »

Si les prestataires de soins de santé n’ont pas toujours les connaissances nécessaires, il est peu probable que d’autres les aient. C’est comme si on ne prenait pleine mesure de l’impact qu’a le cancer sur tous les aspects de la vie que quand on y est soi-même confronté…

« En effet. Auparavant, je m’occupais principalement de patientes atteintes d’un cancer du sein, et il est surprenant de constater à quel point une intervention comme une mastectomie peut avoir un impact sur la vie sexuelle d’une personne. Mais ce n’est qu’un exemple. Sur le plan physique, le cancer a toute une série d’effets : nausées, fatigue, perturbation de l’équilibre hormonal, sensibilité accrue de la peau ou perte de sensibilité dans certaines parties du corps, et bien d’autres choses encore. Environ 80 % des patients atteints de cancer déclarent n’avoir aucun désir sexuel ou bien en avoir moins pendant leur traitement chimiothérapeutique.

Et il ne faut pas oublier l’impact mental. Souvent, le cancer dérobe littéralement le sol sous vos pieds. Tout change soudainement et de nombreuses personnes ressentent de la peur, de la tristesse et de la colère. Il n’est pas étonnant que la libido en pâtisse. »

Comment les partenaires gèrent-ils généralement cette situation ?

« Les partenaires des patients atteints de cancer sont souvent pris dans les mêmes montagnes russes émotionnelles que le patient lui-même. Bien entendu, cela a aussi des conséquences sur leur libido. Ils ont moins de désir, se sentent souvent épuisés, et ne veulent pas accabler davantage leur partenaire malade, donc ils gardent parfois leurs propres désirs pour eux. Ils peuvent se dire que ce serait déplacé, donc ils ne prennent plus la moindre initiative, surtout qu’ils se disent que leur moitié n’a probablement pas envie.

Sauf que du coup, les patients peuvent en venir à douter d’eux-mêmes, se dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez eux puisque leur partenaire n’a plus envie de faire l’amour. Résultat des courses: une distance se crée dans le couple, et ce alors même que nombre de malades du cancer disent avoir besoin de proximité et d’intimité, même s’il ne s’agit pas forcément de relations sexuelles. Ils aspirent à un contact physique, mais n’osent pas le demander, parce qu’auparavant, étreintes et caresses étaient auparavant un déclencheur de rapports sexuels. Avec pour conséquence que l’intimité de la relation est sacrifiée sur l’autel de ce silence forcé. »

En d’autres mots: la communication est la clé?

« Exactement. C’est d’ailleurs le fil conducteur de notre livre, et ça ne vaut pas seulement pour les personnes atteintes d’un cancer. Même si dans leur cas, une bonne communication entre le patient et son partenaire est essentielle pour éviter que la relation n’en pâtisse.

C’est également la raison pour laquelle le livre est divisé en quatre grandes sections : moi, toi, nous et un chapitre supplémentaire pour les soignants afin de rendre le sujet plus abordable. Le « je » représente le patient, le « tu » le partenaire et le « nous » la relation, parce qu’elle mérite aussi de l’attention. Le livre fournit des conseils non seulement pour améliorer la communication, mais aussi pour préserver l’intimité et une relation sexuelle saine. »

Le fait d’avoir une vie sexuelle active durant le traitement de la maladie a-t-il aussi des effets positifs sur la santé?

« Certainement. Si le contact sexuel se fait de manière agréable et sûre, il peut avoir plusieurs avantages physiques, même en cas de cancer. Tout d’abord, les endorphines, hormones libérées pendant les rapports, permettent de se sentir mieux. Mais il existe aussi des situations spécifiques où l’activité sexuelle peut être physiquement bénéfique, comme chez les patientes atteintes de tumeurs gynécologiques.

Chez les femmes qui subissent une radiothérapie dans le petit bassin, il existe un risque de dessèchement du vagin. C’est pourquoi il est souvent recommandé de dilater régulièrement le vagin à l’aide d’un tampon, afin de s’assurer que l’entrée du vagin reste ouverte (la dilatation du vagin se fait à l’aide d’une sorte de tige, ndlr). Cette dilatation est généralement recommandée environ 3 fois par semaine, pendant 5 à 10 minutes à la fois. Mais si vous êtes excitée, la dilatation peut être plus facile. Et une pénétration suffisamment longue peut même la remplacer. Chez les hommes atteints d’un cancer de la prostate, qui souffrent souvent de problèmes d’érection, l’activité sexuelle peut contribuer à améliorer la circulation sanguine dans le pénis. Cela peut aussi avoir un impact positif sur la guérison. »

Le cancer continue-t-il d’impacter la sexualité même une fois le traitement terminé?

« Oui. Pour de nombreux patients célibataires atteints de cancer, il n’est pas évident de sortir à nouveau avec quelqu’un après la maladie. Des éléments tels que les cicatrices, les stomies ou la prise de poids peuvent être source d’insécurité. Par exemple, comment dire à un partenaire potentiel que vous avez eu un cancer et que votre corps a changé ? Il est souvent terrifiant de se lancer à nouveau dans une relation.

Le cancer peut également affecter la fertilité. Par exemple, chez les femmes qui subissent une chimiothérapie à un jeune âge, cela peut temporairement conduire à la ménopause. Si certaines peuvent tomber enceintes spontanément après le traitement, ce n’est pas toujours le cas. Il en va de même pour les hommes : la radiothérapie peut entraîner une diminution de la qualité du sperme. Pour les jeunes qui souhaitent avoir des enfants, ces questions peuvent jouer un rôle longtemps après la guérison. Il est donc important d’orienter les personnes vers un médecin spécialiste de la fertilité avant même le début de leur traitement. »

À un moment du livre, vous comparez l’expérience sexuelle à un ménage à trois : il y a le patient, le partenaire et puis l’invité indésirable, le cancer. Est-il inévitable que ce dernier ait un impact négatif sur la vie sexuelle ?

« Ce n’est pas nécessairement le cas, mais c’est certain que ce sera différent. Quand on a un cancer, il faut beaucoup plus de temps pour s’exciter, donc les rapports spontanés ne sont plus à l’ordre du jour. Il faut beaucoup d’adaptation et de patience, mais ce qui est particulier, c’est qu’il en résulte un autre type d’intimité. Un couple m’a récemment confié que parce qu’ils avaient été obligés d’être plus conscients de leur sexualité, leur intimité était passée au niveau supérieur… Et ils se sentaient encore plus proches qu’avant le cancer.

Je les comprends, car vous êtes beaucoup plus conscients de votre corps et de votre plaisir. Il se peut que vous vous sentiez moins bien à cause des chimiothérapies ou que vous remarquiez que votre corps ne réagit pas comme avant. Mais vous pouvez alors vous demander : qu’est-ce que je ressens encore ? Comment mon corps réagit-il ? Disons que tout n’est pas noir. L’objectif du livre est d’ailleurs également de donner de l’espoir, ce qui est très important ».

Pour les bilingues qui voudraient approfondir le sujet en attendant une traduction en français: ‘Kanker in de slaapkamer’, Kristel Mulders, Jorane Janssens, Ann Bogemans, Lannoo, € 24.99

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