Faut-il se méfier des dupes, les cosmétiques low cost qui pullulent sur TikTok?
Les« dupes », ces imitations low cost de cosmétiques, séduisent de plus en plus de jeunes consommateurs. Pillage de l’innovation ou bonne affaire?
La contrefaçon est loin d’être un phénomène nouveau. L’imitation de pièces de monnaie, de bijoux et d’œuvres d’art était déjà répandue à l’époque romaine. Ce n’est qu’en 1986 toutefois que le domaine de la beauté a été touché. A l’époque, le New York Times titrait : « L’industrie du parfum dans la tourmente : de nouveaux parfums ressemblent aux produits de créateurs, mais pour une fraction du prix. »
Ces imitations étaient alors un phénomène inédit et leur production était gérée par quelques entreprises douteuses. Pour autant, l’article était formel : l’industrie de la contrefaçon allait exploser dans les secteurs des cosmétiques et de l’habillement dans les années à venir.
Tous dupes des dupes?
Le journal avait vu juste, puisque nous sommes aujourd’hui submergés par ce que l’on appelle les « dupes ». Ce terme anglais, dérivé de duplicate ou « faire une copie exacte de quelque chose », fait référence à des copycats abordables de produits de luxe.
Mais contrairement au mot « contrefaçon », le « dupe » a une connotation plutôt positive sur les réseaux sociaux. Sur TikTok notamment, cet engouement semble irrépressible : le hashtag #dupe a ainsi déjà accumulé cinq milliards de vues.
Imitations de produits capillaires comme Olaplex, du célèbre Dyson Airwrap, du Lip Oil de Dior ou de parfums convoités comme le Baccarat Rouge 540 de la Maison Francis Kurkdjian, il y en a pour tous les goûts. Ainsi également dans l’univers de la mode, où les répliques de marques comme Uggs, Skims ou Van Cleef & Arpels sont de plus en plus nombreuses.
Une rubrique « dupe » sur Google
Les dupes font d’ailleurs régulièrement l’objet d’articles, certains journalistes comparant les produits les plus récents et les plus populaires avec leurs équivalents plus abordables. Google a également pris le train en marche. Les personnes en quête d’alternatives bon marché sur le moteur de recherche verront apparaître une rubrique spéciale « dupe » en plus des résultats habituels. Mais d’où vient ce revirement ?
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Bien que les termes « dupe » et « contrefaçon » soient souvent utilisés de manière interchangeable, il existe des nuances importantes entre les deux. On parle de contrefaçon lorsque des articles populaires sont imités dans les moindres détails, souvent dans le but d’induire les consommateurs en erreur.
Une copie pas si conforme
Ces articles sont produits illégalement, violent les droits d’auteur et sont vendus à bas prix. Un exemple caricatural mais révélateur est celui d’un faux sac Louis Vuitton : son design est copié à la perfection, mais le motif de la doublure n’est pas authentique.
Des copies des palettes Huda Beauty qui ont circulé sur Internet contenaient des substances dangereuses
Les dupes, en revanche, ne sont pas des copies exactes, mais ils présentent des caractéristiques, des ingrédients ou des fonctions semblables à ceux du produit original. Ils sont généralement fabriqués légalement, sans enfreindre les différentes législations. Cela explique peut-être pourquoi ils ne font pas (encore) l’objet de restrictions.
Une production critiquable
Tous ne reçoivent cependant pas le même accueil. « Les imitations dans le domaine de la beauté ont une meilleure réputation que celles dans celui de la mode, par exemple, explique Jan Agelink, spécialiste des tendances. Les contrefaçons de pièces de mode existent depuis toujours. Comme elles ressemblent beaucoup au modèle original, elles sont souvent considérées comme du vol intellectuel et artistique.»
Les chaînes de mode (ultra)rapide comme Shein s’y adonnent à outrance, souvent au détriment des créateurs indépendants. « Ces copies sont également façonnées dans des pays pauvres, dans des conditions déplorables et avec un fort impact sur l’environnement, poursuit notre spécialiste. Il s’agit d’un phénomène connu depuis des décennies. »
Dans le monde de la beauté, en revanche, la situation est quelque peu différente. « Lorsque vous achetez un sac qui ressemble beaucoup à celui d’un créateur connu, vous l’utilisez et sortez avec, vous l’exposez, avance encore l’expert. Mais les crèmes et maquillage restent dans la salle de bains, dans les coulisses. Qu’il s’agisse de la formule ou de l’aspect, le produit original et celui de substitution se distinguent parfois à peine l’un de l’autre une fois appliqués. De quoi expliquer peut-être pourquoi les dupes de produits de beauté sont souvent considérés comme légitimes. »
Les parfumeurs pillés
Mais la frontière entre les contrefaçons et les imitations est parfois floue. Prenons l’exemple des parfums de chaînes de magasins comme Zara et & Other Stories, qui sont considérés comme des « dupes » de parfums de créateurs de luxe tels que Baccarat Rouge 540 et Tom Ford Cherry. Bien que la qualité des imitations ne soit pas comparable à celle des parfums originaux, les senteurs sont souvent étrangement similaires. Pourtant, les marques originales n’ont que peu de moyens pour contrer ces imitations : les parfums sont éphémères et ne peuvent être protégés par des droits d’auteur. Les labels ont donc du mal à contester leurs répliques.
Bien que la qualité des imitations de parfums ne soit pas comparable à celle des originaux, les senteurs sont étrangement similaires’
« Ce genre de pratique soulève des questions, affirme Charlotte De Loose. En tant que journaliste beauté pour la version néerlandophone du magazine Flair, elle compare régulièrement les produits avec leurs imitations. Certaines sur le marché sont carrément dangereuses. Par exemple, des copies des palettes d’ombres à paupières Huda Beauty (NDLR: célèbre blogueuse beauté) ont récemment circulé sur Internet. Elles ressemblaient à 100% au produit original mais contenaient des substances dangereuses », explique-t-elle.
La Mer- Nivea, même combat
« Ces imitations fallacieuses doivent être évitées à tout prix, et ne sont pas des dupes. Si nous présentons un produit à notre public, poursuit la journaliste, il doit remplir certaines conditions. Il ne doit pas être une copie exacte et doit être efficace et sûr. Nous vérifions également toujours la formulation et les ingrédients pour nous assurer qu’ils respectent les normes éthiques. »
Selon Charlotte De Loose, les dupes mettent l’industrie de la beauté au défi : « Certaines marques facturent leurs produits à des prix exorbitants, et l’on paie souvent pour le marketing, l’emballage de luxe et les campagnes publicitaires, alors que le contenu n’est pas très différent de celui des produits moins chers. »
Le luxe boycotté
Un exemple éloquent est celui de la Crème de La Mer, un produit qui coûte la coquette somme de 500 euros pour 100 ml. Ce soin a récemment été comparé en laboratoire avec une crème Nivea qui coûte à peine 2 euros pour 100 ml. Cette analyse a fait l’objet d’une vidéo virale. La conclusion ?
Bien que la Crème de La Mer contienne un certain nombre d’ingrédients de luxe, les deux produits ont un effet hydratant similaire. « Beaucoup de jeunes ne peuvent pas s’offrir ce luxe, mais cherchent à bien entretenir leur peau, explique Charlotte De Loose. Les dupes sont l’alternative parfaite. »
Si le rapport qualité-prix joue certainement un rôle dans cet engouement, l’activisme social croissant de la génération Z et son attitude critique à l’égard des (grandes) marques ne sont pas non plus à négliger.
Selon l’Edelman Trust Barometer, les jeunes ont un pouvoir considérable en tant que consommateurs et sont très exigeants à l’égard des labels. « Ils défendent leurs valeurs fondamentales et n’ont pas peur de boycotter une entreprise au moindre faux pas. Ils posent de vrais actes politiques », explique Jan Agelink.
Anti milliardaires
Cette évolution a donné lieu à un phénomène frappant : un mouvement de boycott croissant. Sur TikTok, les jeunes s’encouragent mutuellement à arrêter de dépenser des fortunes dans des produits coûteux de marques qui ne partagent pas leurs valeurs. « Au lieu de remplir les poches des milliardaires de LVMH, dépensez votre argent dans ces dupes abordables », peut-on entendre.
Il s’agit donc aussi de saper la domination des labels (trop) chers, voire du système capitaliste. « Partager des dupes sur les réseaux est considéré comme une forme de résistance », explique Jan Agelink. Il n’est donc pas surprenant que la rétention et la limitation des infos sur ces alternatives, pratique également connue en ligne sous le nom de « gatekeeping », ne soient pas du goût de cette génération.
Choisir moins cher pour acheter plus?
Selon Gaëlle Ouvrein, chercheuse en médias sociaux à la VUB, les dupes sont également une réaction à « l’influencer fatigue » : « Ce terme fait référence à l’aversion qu’éprouvent les gens à l’égard des influenceurs qui leur font constamment la promotion de produits. Les abonnés doutent de leur sincérité parce qu’ils vantent des produits coûteux et exclusifs, analyse-t-elle. Les dupes sont une solution : ils sont perçus comme plus authentiques et moins liés aux intérêts commerciaux des influenceurs. »
Jusqu’ici, les raisons d’adopter les dupes semblent des plus nobles. Il y a presque un petit côté Robin des Bois dans le fait de rendre les produits de luxe accessibles à tous. Mais combattre la consommation par la consommation n’est-il pas ironique ?
Un discours de désinfluence
« Lorsque nous voulons étudier des tendances telles que l’engouement pour les dupes, nous cherchons toujours une explication claire et directe. Or, notre comportement de consommation peut parfois être contradictoire et ambivalent, décrypte Aurélie Van De Peer, sociologue de la mode. J’ai récemment écrit un article avec des collègues sur les jeunes qui préfèrent les vêtements d’occasion. Si vous misez sur la seconde main pour des raisons écologiques, mais que vous en achetez beaucoup, vous allez en fait à l’encontre de vos propres motivations. »
Cela peut sembler hypocrite, mais un argument n’exclut pas l’autre. « Cela montre qu’il n’y a pas toujours d’explications univoques : notre comportement de consommation peut être motivé par plusieurs choses à la fois. »
Une pub pour l’original
L’activisme social et la lutte contre la surconsommation sont essentiels à vos yeux ? C’est l’occasion de se poser de sérieuses questions. « Outre la question éthique – à savoir l’impact potentiellement néfaste de ces produits sur les personnes et la planète –, les contrefaçons continuent d’alimenter la consommation. En vantant les mérites d’une copie, vous continuez à attirer indirectement l’attention sur le produit original. » Le phénomène peut donc, dans certains cas, contribuer à la popularité des produits de beauté de luxe.
Selon l’institut d’études de marché Circana, leurs ventes ont généré la somme considérable de 32 milliards de dollars en 2023, soit 7 milliards de dollars de plus qu’en 2022. Cela prouve une fois de plus que les paroles emblématiques de P.T. Barnum, fondateur du cirque, sont immortelles : « Il n’y a pas de mauvaise publicité. »
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