Chef ? Moi, jamais!

Passée de mode, la course pour être chef ? Les 25-35 ans posent un regard distancié sur la hiérarchie. À la carrière ascensionnelle « à la papa », ils privilégient la créativité et l’autonomie, la quête de sens et le temps de vivre.

Et si, à l’instar de Noémie, qui « revit » depuis qu’elle a « de nouveau les mains dans le cambouis », diriger ne faisait plus rêver ? Et si l’attrait pour les postes à responsabilités était en train de s’émousser chez les nouvelles générations ? Depuis quelques années, de nombreux jeunes, âgés entre 25 et 35 ans, posent un regard distancié sur la hiérarchie au travail. Certes, une bonne partie d’entre eux sont toujours prêts à en découdre pour être calife à la place du calife. Mais un mouvement est en train de s’amorcer, symptomatique de cette génération Y qui a fait de la créativité, de la défiance et de l’autonomie ses maîtres mots. Pour ces jeunes gens, la montée en grade dans l’entreprise n’est plus le seul horizon possible de la réussite professionnelle.

« D’ailleurs, ça veut dire quoi, réussir ? » s’interroge, ironique, Noémie. « Il y a, chez les 20-35 ans, la volonté de réussir sa vie plutôt que de réussir dans la vie », résume la psychologue et coach Luce Janin-Devillars, auteur d’Être mieux au travail (Michel Lafon). Cette génération a grandi avec la mondialisation, le chômage, la peur du déclassement social. Elle remet en question la hiérarchie et se demande pourquoi elle devrait consacrer sa vie au travail et à un même patron. » Ne pas tout sacrifier à l’entreprise, concilier le mieux possible vie personnelle et professionnelle, elle cultive une certaine « éthique de vie » d’après la sociologue Monique Dagnaud, auteur de Génération Y. Les jeunes et les réseaux sociaux, de la dérision à la subversion (Presses de Sciences po) : « C’est particulièrement saisissant chez l’individu Y – âgé donc de moins de 30 ans. Il est à multiples facettes. Il veut trouver un équilibre entre différentes polarités. Loin de la génération précédente pour laquelle la réussite passait par le fait de gravir des échelons, de gagner plus d’argent, et donc d’adhérer sans faille aux valeurs de leur société. »

Aujourd’hui, ce « patriotisme d’entreprise » n’est plus de mise. « Ils savent bien que l’employeur ne se donne pas beaucoup de devoirs à leur égard, poursuit la sociologue. Par réciproque, ils n’y sont guère attachés. » Entre ce rapport distendu au monde de l’entreprise et la mauvaise presse des hauts dirigeants aux rémunérations jugées indécentes, « un discours de méfiance vis-à-vis du pouvoir a fini par s’imposer, avec l’idée que le pouvoir est forcément arbitraire », juge le sociologue François de Singly. La discipline est moins valorisée, l’obéissance n’est plus une valeur porteuse. Pour ces générations, il y a la conviction que ce n’est pas dans le travail que l’on se réalise le plus, le mieux. Ils ne sont prêts à s’investir que dans un monde qu’ils valident eux-mêmes, sur le mode : « Je m’investis pleinement dans mon travail si et seulement si je peux dire  » je « . »

« Plus qu’une place dans la hiérarchie, les membres de la génération Y veulent que leurs compétences soient reconnues, remarque Olivier Rollot, journaliste et auteur de La Génération Y (PUF). Une fois dans l’entreprise, ils sont prêts à s’investir comme des fous si tant est que le travail en vaille la peine. Ils veulent un management par le projet et non par le temps de travail. » Ce que confirme Luce Janin-Devillars : « Ils n’ont pas du tout le même rapport à la hiérarchie que leurs aînés. Ce qui compte pour eux, ce n’est pas la fonction, c’est l’efficacité. Pour accepter une mission, ils ont besoin d’en comprendre les raisons, les sens. Toujours ce fameux Y, comme  » why « , pourquoi ? »

Par-delà la défiance à l’égard du pouvoir, ces digital natives ont intégré la culture du Net dans leur façon de travailler. « La culture Internet est horizontale, d’individu à individu, décrit Monique Dagnaud. Cela renforce cette idée du partage plutôt que de la hiérarchie. Dans cette logique communautaire, où l’esprit de groupe est important, exercer le pouvoir est forcément moins convivial. » Moins valorisant en termes d’image aussi. Pour Olivier Rollot, « ce n’est pas tant que les membres de la génération Y ne veulent pas être chefs, c’est surtout qu’ils ne veulent pas que ça se sache. Leur ambition avance masquée. »

Avoir les dents qui raient le parquet, ce n’est pas très valorisant. La peur de se planter et se traîner une image de loser non plus. « Dans les écoles de commerce, combien d’entre eux rêvent d’un destin à la Mark Zuckerberg, un ambitieux qui sait parfaitement gérer son image à la fois cool, abhorrant les conflits, mais qui s’impose malgré tout ? poursuit Olivier Rollot. Pour ces jeunes, l’image est un patrimoine vital. Ils savent que, comme une peau trop exposée au soleil, elle s’abîme vite s’ils se montrent trop. » Et c’est vrai, la plupart de nos témoins ont accepté de nous parler… « mais sans photo, s’il vous plaît », histoire de conserver un relatif anonymat. On ne sait jamais, le virus de la  » chefferie  » pourrait les reprendre.

Par Émilie Dycke

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