Comment aider nos enfants à devenir eux-mêmes

On le veut indépendant mais inscrit dans une lignée, autonome mais conscient de son héritage. Entre page blanche et legs inconscient, comment aider l’enfant à devenir lui-même ? Une question qui prend toute sa place au coeur des vacances… en famille.

 » Pourquoi aurais-je fait un enfant, si ce n’était pour transmettre ?, lance, comme une évidence, Caroline, mère d’Yvan, 18 mois. Même si je ne me suis jamais posé la question en ces termes avant ma grossesse, à la naissance, la mère que je devenais voyait resurgir celle que j’avais eue, et les questionnements abyssaux qui allaient avec : qu’avais-je envie de donner que j’avais moi-même reçu ? Comment, malgré tous mes efforts, allais-je accepter que des choses inconscientes, bonnes ou mauvaises, soient transmises à mon enfant ? Comment lui léguer ce que je pense être bon pour lui sans trop mettre de cailloux dans ses chaussures ? Ce sont des questions qui reviennent assez régulièrement, sans que j’y trouve vraiment une réponse. » D’ici à quelques années peut-être, en observant qui son fils sera devenu, Caroline pourra apaiser ses interrogations. Mais elles montrent en tout cas combien la transmission est au coeur de la construction de chacun. Il y a plusieurs années, une enquête de l’Insee (1), l’Institut national de la statistique et des études économiques, en France, avait d’ailleurs révélé que, pour une grande majorité de parents, « pouvoir transmettre » était l’une des raisons qui les avaient poussés à avoir des enfants.

S’inscrire dans une lignée, prolonger une histoire… « Il s’agit là de quelque chose de fondamental, estime la psychanalyste Claude Halmos, auteur de Dis-moi pourquoi. Parler à hauteur d’enfant (Fayard). Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient. Sinon, on est condamné à l’errance perpétuelle. » Il faut alors dire plutôt que taire, même les choses les plus dures ou inavouables. « Mes enfants ne connaîtront jamais leurs grands-parents, car j’ai perdu mes parents très jeune, raconte Isabelle, 37 ans. Je me suis beaucoup interrogée sur la façon dont je devais leur en parler. J’avais peur d’être trop mortifère, trop dans le pathos, trop culpabilisante. Et puis j’ai compris que, de toute façon, rien ne leur échappe, alors autant dire les choses simplement. Ils sont issus de cette histoire, ils doivent la connaître. J’espère juste qu’ils sauront faire avec… »

« Plus les choses sont dites, plus il va pouvoir s’accorder avec ce qui a été transmis, estime le psychiatre et psychanalyste Serge Hefez, auteur de Quand la famille s’emmêle (Pluriel). L’enfant perçoit quand les choses exprimées sont justes, y compris les deuils, les souffrances. Si le discours est discordant, alors il se met à jouer faux, il interprète, déforme. » Et il passera peut-être une partie de sa vie à essayer de chercher les non-dits, de lever les secrets, sans jamais vraiment pouvoir s’émanciper de cet héritage mal fagoté.

L’émancipation, c’est pourtant cela que cherchent en priorité les parents d’aujourd’hui.Ils veulent aider leur enfant à devenir un individu libre, autonome, épanoui. Parce qu’il est devenu une personne. Parce qu’il est considéré non plus comme un petit être à façonner, mais comme une personnalité singulière qu’il faut contribuer à faire éclore. « Nous avons tourné le dos à une société traditionnelle dans laquelle donner naissance signifiait transmettre des valeurs, un héritage, un patrimoine, poursuit Serge Hefez. Nous sommes désormais dans une société où l’individu est sommé de s’épanouir en toute liberté, où il doit écrire lui-même la partition de sa propre vie. Ce qui n’est pas forcément mieux. En consultation, on rencontre beaucoup de jeunes patients qui se plaignent du trop de possibilités. Les pathologies de la liberté ont remplacé celles de la contrainte. C’est vrai que l’injonction  » sois libre, heureux, épanoui  » est belle, mais elle donne le vertige. La page blanche est certes synonyme de liberté mais aussi d’angoisse. »

Comment aider son enfant à devenir un être libre sans lui donner le sentiment de l’abandonner à son sort ? « On ne donne pas la liberté à son enfant, objecte le psychanalyste. C’est à lui d’aller l’arracher à ses parents. » Pour le sociologue François de Singly : « C’est aux jeunes de décider ce qu’ils conservent de ce qu’ils ont reçu.  » Notre héritage n’est précédé d’aucun testament « , disait René Char. Et, en effet, c’est aux jeunes d’écrire le testament. » Un peu comme le fredonne, tel un inventaire poétique, le jeune père Benjamin Biolay à sa fille, dans sa chanson Ton héritage : « Si tu aimes la marée basse/Mon enfant, mon enfant/Le soleil sur la terrasse/ Et la lune sous le vent/[…] Ce n’est pas ta faute/C’est ton héritage/Et ce sera pire encore/Quand tu auras mon âge/Ce n’est pas ta faute/C’est ta chair, ton sang/Il va falloir faire avec/Ou plutôt sans. »

À l’enfant donc d’accoucher de lui-même, ce qui n’est pas toujours facile, d’autant plus qu’il est confronté à des injonctions parentales contradictoires. « Les parents souhaitent transmettre des valeurs d’autonomie, de découverte de soi, constate Serge Hefez. Et, dans le même temps, ils considèrent leurs enfants comme le prolongement narcissique d’eux-mêmes, ils veulent se réaliser à travers eux, devenir heureux par leur intermédiaire. C’est un peu la même chose qu’avec le téléphone portable : il offre la liberté à l’adolescent en même temps qu’il le met sous surveillance parentale constante. »

Ce paradoxe, François de Singly le décrit précisément. Dans son livre Comment aider l’enfant à devenir lui-même ? (Armand Colin), il explique : « Alors que des psychologues dénoncent l’enfant roi qui aurait pris les commandes dans la famille, d’autres estiment que les enfants sont trop stressés par leur souci et le souci de leurs parents de la réussite scolaire. Cela veut bien dire que l’enfant n’est pas si roi que cela, qu’il est le sujet d’attente de ses parents. » On comprend ici que la transmission n’est pas seulement une affaire d’héritage familial, mais aussi une question de valeurs. Et, contrairement aux générations précédentes, ce n’est plus seulement dans la famille que les jeunes piochent les éléments de construction de leur identité. « La culture de la transmission et de l’obéissance s’est effacée devant la culture de la découverte et de l’accompagnement, observe le sociologue. Dans la culture personnelle et collective, le passé a un poids moins important. Durkheim disait :  » En chacun de nous, suivant des proportions variables, il y a l’homme d’hier.  » Dans nos sociétés, cette proportion a baissé au profit du présent, et de ce qui relève de la génération. » Aujourd’hui, les jeunes construisent leur identité moins au contact de leurs pères que de leurs pairs, par l’intermédiaire de l’école, des médias, des copains… Ils sont certes des « fils de… », mais aussi et surtout des enfants de leur génération (X, Y…). Aux parents d’accepter leur singularité, dans cette culture qui leur est propre. Et de comprendre que, malgré leurs efforts, ce qu’ils transmettent leur échappe irrémédiablement.

ÉMILIE DYCKE

(1) La famille idéale : combien d’enfants, à quel âge ? Insee Première, 1999.

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