Icônes électriques: Chauffeur de bus anonyme, Indianapolis

Tous les quinze jours, Jérôme Mardaga nous parle d’un des musiciens qui a marqué sa carrière.

1992. Le vendredi était une journée très différente des autres. Dès l’aube, un air de légèreté s’emparait de la vie. Un parfum d’armistice. Les hostilités reculaient pour quelques dizaines d’heures. Surtout, c’était jour de répétition avec le groupe.

La journée commençait par le bus 75 de 7 heures qui reliait la campagne aux écoles de la ville. Je trouvais le trajet follement amusant. La plupart des étudiants s’évertuaient déjà à ressembler à leurs aînés d’adultes : c’était tendance à l’époque. Le bus empestait l’eau de toilette, c’est tout dire. Moi j’adorais le chauffeur. Le vendredi, il délaissait son uniforme règlementaire pour une tenue country des plus spectaculaires : chemise cowboy avec surpiqûres aux épaules et boutons d’émail, cravate texane et banane brillantine. Derrière son siège, un étui à guitare. Je grimpais dans le bus accordéon jaune armé de ma guitare Rickenbacker et on échangeait quelques mots. Lui, la cinquantaine entamée, un accent des prairies à couper au couteau. Moi, jeune blanc-bec de 20 ans. Il adorait la country et le rockabilly, jouait sur une Gretsch et comme moi, répétait le vendredi soir avec ses potes. Il conduisait comme un fou. Il attaquait les virages comme une chanson des Stray Cats, sur deux roues. À chaque feu rouge, c’était le départ du grand prix de Francorchamps. Sur les lignes droites des routes nationales, on se croyait à Indianapolis. Le bus était balloté en tous sens, les usagers râlaient ferme. On peut dire que c’était sportif. Je chronométrais le trajet. Parfois je commentais tout haut la performance tel un Gaetan Vigneron survolté. J’allais même jusqu’à écrire les temps intermédiaires sur la vitre embuée. C’était très mal vu. J’imagine que ce mec conduisait son bahut comme il jouait de sa guitare. À fond les ballons. Rythmique endiablée des vieux amortisseurs fatigués sur les nids de poules. Il en a brûlé des feux et battus des records. Au moins c’était vivant. Je me sentais complice avec ce chauffeur un peu fêlé : que la journée passe le plus vite possible pour enfin aller jouer de la guitare. J’imagine aujourd’hui ce farfelu à la retraite, coulant des jours paisibles avec les disques de Merle Travis. S’il le faut, si mes affaires tournent mal, je deviendrai conducteur de bus moi aussi. Mais avec la Gretsch derrière le siège, Chelsea boots aux pieds et une brique sur l’accélérateur pour secouer la jeunesse qui roupille sec le vendredi matin à l’aube.

Jérôme Mardaga

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