Interview

Mais comment donc préserver sa virilité, tout en s’ouvrant aux valeurs réputées féminines ? Pour le psychiatre Serge Hefez, même s’ils y vont à tâtons dans l’expression de leurs émotions, les hommes ont tout à y gagner ! Explications.

Il a suffi de moins d’un siècle pour révolutionner un « pépl’homme », immuablement ancré dans des traditions millénaires. Certes, les hommes sont toujours majoritaires aux postes clés du pouvoir, mais quelque chose a changé en eux. L’amour et la famille sont désormais tout aussi prioritaires que la réussite professionnelle. Les mâles tombent le masque pour laisser transparaître leurs sentiments et leur fragilité.

Face à ce séisme, les hommes peinent parfois à trouver leur place. Car c’est leur identité même qui est remise en question. Comment préserver sa virilité, tout en s’ouvrant aux valeurs, réputées féminines ? Vont-ils se muer en êtres hybrides et perdre leur rang au profit des femmes ? Si certains ressemblent à des « Bibend’hommes » maladroits, d’autres jonglent plus aisément avec le sens de l’histoire.

Serge Hefez est l’interlocuteur idéal pour nous commenter cette métamorphose en cours. Psychiatre, psychanalyste, thérapeute de couple et de famille, il en analyse toutes les dimensions dans son dernier livre, judicieusement titré Dans le coeur des hommes (*). A mille lieues du discours fataliste, il estime que l’accès des hommes aux émotions est plus que bénéfique. Même si aujourd’hui, privés de repères, beaucoup sont plongés dans le flou, le malaise, voire le désarroi. D’autant que les femmes n’y vont pas de main morte : à force d’exiger tout et son contraire, elles demandent parfois l’impossible.

Tout est à réinventer, y compris l’intimité, la paternité et l’éducation ! Plus qu’optimiste, Serge Hefez est persuadé que cette phase de réajustement va ouvrir la voie à mille et une possibilités enrichissantes. La jeune génération ne démontre-t-elle pas déjà qu’elle maîtrise mieux les codes émotionnels ? En partageant leurs sentiments, les hommes sont plus à même de comprendre les femmes. Ce chemin est semé d’embûches et de compromis, mais avec le temps, il aboutira à l’égalité et à l’harmonisation des deux sexes. Le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ?

Que signifie être un homme aujourd’hui ?
C’est se poser la question (rires)! Avant, ça allait de soi. Au niveau familial, la place du père avait une valeur patriarcale. Elle allait de pair avec la domination et la transmission. Dans la société, l’homme était chargé de défendre la patrie et dans le couple, il dominait la femme. Aujourd’hui, il n’en est rien. Au-delà de l’égalité sexuelle, il s’interroge sur les similitudes sociales. En quoi leurs rôles diffèrent-ils ? Où fixer la complémentarité ?

Comment l’homme est-il passé du « bouclier de la virilité » à « l’univers émotionnel », réputé féminin ?
Autrefois, l’homme devait se défendre, s’aguerrir. Au sein de la société occidentale, il investit actuellement massivement la sphère familiale et relationnelle. Il se construit autour de ses liens et de ses propres émotions. Or se laisser pénétrer par les émotions est un classique féminin. De par son rapprochement avec l’enfant aussi, il éprouve de grands bouleversements… qui favorisent la fluidité entre hommes et femmes. En ressentant l’instinct maternel, il aspire à l’égalité des sexes. Nous assistons à une féminisation de l’homme. Comme le démontre d’ailleurs l’exemple de Nicolas Sarkozy, l’homme complet s’appuie sur ses sentiments, tout en étant dans la décision et dans l’action. Alors qu’il a été aimé et quitté, cela ne porte pas préjudice à l’image de sa virilité.

La testostérone joue d’après-vous un rôle essentiel auprès de « l’univers émotionnel masculin ». Lequel ?
La question de la masculinité et de la féminité est toujours prise entre une vision naturaliste et une vision culturaliste. Je dirais que la vérité se situe entre ces deux pôles. Même si la culture forge l’identité féminine et masculine, elle se distingue aussi par des différences corporelles et hormonales. La testostérone produit incontestablement des effets sur les hommes, puisqu’elle émousse les émotions et augmente l’agressivité. Toute émotion étant une manifestation du corps, elle est liée au système nerveux et hormonal. Mais un corps n’est pas désincarné !

L’homme n’a-t-il pas toujours craint ses émotions ?
Il a surtout peur de trop se féminiser. Chacun éprouve des conflits intérieurs quant à la question de la masculinité. Comment se sentir homme tout en exprimant ses sentiments ? Les larmes des hommes nous émeuvent car, elles dévoilent un univers intérieur – composé de sensibilité et d’émotions – qu’ils ont l’art de cacher. Alors qu’on encourage les femmes à exprimer leur ressenti, les hommes n’ont pas été forgés pour éprouver cela naturellement. Entre les femmes, il existe un savoir-faire du partage et de la compréhension, que les hommes n’ont pas. Alors, quand un homme se laisse envahir par des émotions négatives, il a plutôt tendance à les retourner contre lui (ulcère, dépression). Les femmes se plaignent souvent que les hommes ne leur parlent pas assez, or ils n’ont pas le même niveau de parole. Ce qu’elles prennent pour une fuite est une façon de se protéger contre quelque chose qui ne fait pas partie de leur culture. Que de malentendus ! Ces questions d’adaptation, entre l’univers masculin et féminin, ne sont pas encore au point.

En quoi est-ce que cela pose problème dans l’intimité du couple ?
Les émotions masculines et le psychisme féminin ne sont pas construits de la même manière. Ce décalage se heurte à l’altérité, qui marque la nouvelle mythologie. Cela complexifie les échanges entre univers affectifs. Mais, au-delà de la différence sexuelle, l’autre est différent. Suites à d’importants changements sociaux, le couple est de moins en moins perçu comme une institution inféodée aux règles de la société. Ce lieu de libre choix est confronté au paradoxe contemporain, « être libre ensemble ». Cela complique encore les choses car, ce sont désormais nos émotions toutes puissantes qui dirigent nos vies. La transmission des sentiments nous rend plus fragiles. Ambivalents, l’amour et la haine sont proches. Par ailleurs, les femmes ont à l’égard des hommes des exigences contradictoires. D’une part, elles demandent de l’égalité et de l’empathie, mais d’autre part, elles ont envie d’être protégées et dominées. Du coup, les hommes ne savent plus ce qu’on veut d’eux.

Qu’en est-il du malaise ressenti ? Y a-t-il un « déclin du masculin » ?
L’homme est actuellement en pleine mutation. La révolution féministe a suscité une interrogation profonde sur la culture féminine et le combat pour l’égalité. Elle fait intégralement partie des femmes. Chez les hommes, ce questionnement s’accompagne du sentiment d’avoir perdu quelque chose, à savoir une place, incontestée jusque-là. Le déclin concerne uniquement la domination patriarcale, qui assurait le pouvoir social et la base de la virilité. S’ouvrir aux valeurs féminines donne pourtant naissance à des individus plus complets et plus humains. Cette nouvelle représentation de l’être masculin dans le psychisme est un gain !

D’autant que les hommes détiennent toujours les clés du pouvoir. Cela ne leur suffit plus ?
Les hommes gagnent effectivement sur tous les fronts. Ils ont largement accès au pouvoir et à la sphère intime. Le gain se situe surtout dans le fait qu’ils sont plus authentiques à l’intérieur d’eux-mêmes, de leur corps et de leur perception. Ils ne se contentent plus d’être dans l’action extérieure car, ils aspirent aussi à construire une intelligence émotionnelle. J’ai d’ailleurs l’impression que les jeunes d’aujourd’hui sont mieux dans leur peau. Ils sont plus en harmonie avec le monde dans lequel ils vivent. Même si tout cela est encore fragile, ils ne doivent plus prouver qu’ils sont des hommes. Seuls ceux qui sont blessés socialement ont besoin de représentations symboliques pour se sentir virils. En se construisant contre le féminin, certains s’arc-boutent dans la domination des femmes et les valeurs masculines.

Qu’englobent des représentations comme le métrosexuel et l’übersexuel ?
Il existe des modes… Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est qu’on peut jouer avec le genre. Chez la femme, il est parfaitement naturel de jongler avec les codes vestimentaires. Un jour, elle se promène en baskets et le lendemain, elle arbore un décolleté. Aujourd’hui, l’homme s’empare de cette part de jeu. Soigné, élégant ou négligé, il modifie ses apparences sans que cela mette en danger la question de la masculinité. Chacun choisit désormais son code sexué et sa façon d’être. Au sein de cette société individualisée, il peut se chercher tout en explorant une identité plus flexible.

Comment cela se traduit-il dans le domaine de la séduction ?
Les hommes séduisent de façon plus féminine. Au lieu d’être seulement dans le combat, ils se font, à présent, draguer et larguer. Cela met les deux sexes dans une position plus égalitaire. De plus en plus érotisé (dans la pub, le cinéma, les magazines), le corps de l’homme est perçu comme un objet de séduction et d’attention. Pour être séduisant, il doit entretenir sa plastique.

Pourquoi l’amour lui permet-il de « renouer avec une féminité d’enfant »?
Parce qu’il s’agit d’un processus continu. Il n’y a qu’une seule forme d’amour, qui s’enracine dans les premiers liens, noués dans l’enfance. L’amour envers un homme ou une femme est une transformation du lien éprouvé envers son père ou sa mère. Quand l’homme tombe en amour, il régresse jusqu’à ses sentiments de petit enfant. Il est tellement dominé par ses émotions, qu’il en devient passif et désarmé. Etant plutôt dans l’action, il mesure le danger de cette situation. Il oscille alors entre l’envie de combattre le sentiment amoureux et celui de replonger dans une dépendance enfantine. Aujourd’hui, il est toutefois plus simple de vivre dans cet état, auquel tant d’hommes aspirent.

En quoi l’évolution de la paternité a-t-elle des implications sur son être et ses liens familiaux ?
Au contact de l’enfant, l’homme a découvert quelque chose de bouleversant par rapport à ses émotions. Cette continuité corporelle suscite l’envie de le protéger, de l’aimer, de se sacrifier pour lui et d’exister à travers lui. Le souci premier étant de protéger son petit, l’idée de la guerre lui devient insupportable. En les détournant de la violence, l’instinct paternel rend les hommes moins guerriers. Cela modifie profondément leur psychisme. Quant à la relation même, les nouveaux pères ne sont pas des mères bis ! Le nourrisson se développe d’ailleurs à partir des petites différences de papa et de maman. Tout en construisant son monde intérieur, il peut ainsi échafauder le masculin et le féminin. Cela favorise la fluidité entre deux échanges.

Quelle en est l’influence sur le petit garçon ?
Il est très bénéfique pour lui de faire corps avec sa mère et avec son père. Au lieu de se construire dans la méfiance et la peur des femmes, il intègre de la sorte les particularités du masculin et du féminin. L’univers féminin lui devient plus familier. Etant donné qu’il n’a plus à prouver sa masculinité, la question de virilité ne revêt plus une importance radicale. Du coup, il est plus paisible envers sa masculinité. De par une meilleure connaissance des femmes et de leur monde, il aspire plus facilement à l’égalité.

A qui ou à quoi rêvent finalement les hommes ?
Ces chevaliers rêvent d’action, de conquête du monde et d’amour absolu. Il ne s’agit pas d’univers étanches et antinomiques, qui s’excluent. Complémentaires, l’un n’empêche pas l’autre. Autre révolution : l’égalité avec les femmes n’est plus vécue comme un frein à leur propre épanouissement. L’homme commence à peine à se découvrir. Il continue donc à s’inventer…

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm

Dans le coeur des hommes, par Serge Hefez, Hachette Litteratures, 307 pages.

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