Jean-Paul Enthoven

Editeur chez Grasset, Jean-Paul Enthoven nous reçoit dans son bureau, peuplé de livres et de photos. Ses vêtements blancs font ressortir le teint halé de cet homme élégant, qui n’a rien perdu de sa superbe. Qu’ils soient parlés ou écrits, ses mots sont choisis avec soin et poésie. Ce que nous avons eu de meilleur nous entraîne au coeur d’un être et d’une demeure, qui respirent la nostalgie. Chacun renferme ses fantômes et ses liens… La confrontation avec l’érosion du temps renvoie l’écrivain aux interrogations de son destin.

Qui vous a donné la flamme de la lecture ?
Ma mère. En dépit d’un âge avancé, cette femme lettrée lit toujours. J’ai aussi eu la chance d’avoir des profs admirables, comme Maurice Clavel ou Pierre Nora.

Les livres qui vous ont formé.
Adolphe de Constant, La Prisonnière ou La Fugitive de Proust, Ana Karenine de Tolstoï et Tendre est la nuit de Fitzgerald.

Et ceux qui dorment à vos côtés ?
Ils n’ont pas d’emplacement privilégié. Là, je lis la rentrée littéraire et tout ce qui a trait à Marlon Brando. J’aimerais faire un roman sur la détresse de ce vrai mec.

Quelle émotion vous procure l’édition ?
Un mélange de noblesse et de dégoût. L’argent me fatigue. Il faut beaucoup de passion pour faire ce métier, fait de rencontres rares, d’exaltation et de bonheur infini quand on a l’illusion d’une voix nouvelle. Je ne fais qu’accompagner les auteurs, en les protégeant contre eux-mêmes et contre le rempart de la méchanceté. C’est moi qui suis leur héritier.

Editeur, auteur, critique littéraire, comment porter ces trois casquettes ?
C’est un éternel problème… Il s’agit du même homme, qui exerce ces mêmes passions dans différents bureaux de Paris. Quand on est sincère, on est invulnérable.

Ecrire, joie ou souffrance ?
Rien n’est plus pénible ! Je préfère voyager, jouer au tennis ou être amoureux. Une fois l’écriture finie, je ressens une joie incomparable, mais le cheminement c’est l’horreur.

A l’instar du titre de votre roman, qu’avez-vous eu de meilleur et de pire ?
Le meilleur est d’ordre intime… et le pire aussi.

Qu’y a-t-il de meilleur et de pire en vous ?
Je vis en assez bon terme avec moi-même. De par une rigoureuse schizophrénie, j’expérimente d’autres moi-même dans le quotidien. Mais mes narrateurs sont mes sosies.

Nostalgique ?
Oui, je ne me résous pas à la fuite des jours. La vie est tellement amusante, douloureuse, complète, riche. Face à la finitude, la nostalgie me permet « d’injecter un peu de présent dans le temps révolu » (Proust).

Le passé, ennemi ou allié ?
Le passé mort est un allié. Celui qui est encore vivant, un partenaire qui peut devenir un ennemi. Les gens croient que le passé est stable et le futur mobile, alors que le passé vivant n’en finit pas de se transformer.

Qu’attendiez-vous de la vie?
La plus grande quantité de bonheur possible.

Qui choisiriez-vous pour interroger votre conscience ?
Ils sont dans ce roman : Churchill, Stendhal et Lewis, alias Bernard-Henri Lévy. Le psychanalyste est interdit de séjour. Je n’aime pas ceux qui adhèrent à leur identité. Il faut créer une distance entre soi et soi-même, sinon on manque d’air. Comme le dit Borges : « Il y a toujours deux hommes en chaque homme et le vrai, c’est l’autre. »

Qu’évoque Marrakech ?
Bien que n’étant pas citée, dans le roman, elle est la ville où j’ai été conçu. Je l’ai su grâce à une confidence tardive de ma mère. C’est là, que mon histoire commence…

La Zahia : véritable héroïne de ce livre ?
Oui. Des sédiments du passé – frivole, sérieux ou tragique – se trouvent empilés dans cette maison. La Zahia est un théâtre magnifique et précaire, qui renferme de belles tranches de vie. Il faut veiller aux maisons, où les gens ont été heureux. Ce n’est pas la réalité des choses qui compte, mais la façon dont elles sont éclairées.

Lewis est le double de Bernard-Henri Lévy, pourquoi ce choix ?
J’avais envie de le montrer sous sa face solaire, sa noblesse et sa posture de courage. Les gens ne voient pas sa part d’adolescence, or c’est avec elle que je suis perpétuellement en contact.

Comment a-t-il réagi ?
Bernard a refusé de lire le roman avant qu’il ne soit imprimé. C’était un cadeau empoisonné car il risquait de lui déplaire. J’en tremblais ! Les chemins de la lucidité et de la fraternité sont difficiles à combiner. Il a été abasourdi pendant 24 heures, puis ravi. C’est quelque chose d’important pour notre histoire.

Quelle est la force de votre amitié ?
Dans ce territoire intime, je suis le ministre du dedans et Bernard, celui du dehors. Notre amitié est une grâce, une histoire d’amour, sans désamour, dans une misérable vie. Nous nous sommes choisis.

Qu’est-ce qui vous fascine chez Ariane, alias Arielle Dombasle ?
Sa beauté, c’est sa fantaisie, son intransigeance et son monothéisme amoureux. Sa façon de se déplacer dans l’espace me rappelle la fée Clochette. J’aime sa générosité indiscrète. Elle place l’art, la littérature et la musique au-dessus de tout.

Etes-vous « un artiste du secret » ?
C’est plutôt propre aux femmes, mais je fais de mon mieux. Le secret et la clandestinité sont les conditions absolues du bonheur.

Un séducteur ?
Je m’y efforce. Le plaisir de plaire constitue un plus de la vie.

Quelle célébrité auriez-vous aimé séduire ?
Ava Gardner. Avant qu’elle ne soit alcoolique, elle était la plus belle femme du monde. Ou Zelda Fitzgerald, à 22 ans.

Et les héroïnes romanesques ?
Anna Karenine ou Mathilde dans Le Rouge et Noir. Les femmes sont l’extension de la littérature. Grâce à la lecture, j’ai découvert l’autre monde. Je vois les hommes et les femmes comme deux parallèles, l’altérité dans l’identique. Tout ce que je sais sur moi, c’est aux femmes que je le dois.

Pourquoi la passion est-elle « une drogue dure » ?
Parce qu’on tombe sur un « dealer », qui nous fournit une came si violente qu’il n’y a guère de concurrence. Ne craignant pas les sentiments, je m’y abandonne avec la prudence de l’expérience.

Qu’avez-vous offert de plus précieux à une femme ?
Moi. Le cadeau de ma liberté.

La sensualité…
Est liée au trouble. C’est la perte des repères, la fin du rapport de force.

Qu’est-ce que la beauté ?
Une forme de transcendance. Quand le doigt de Dieu se pose sur un paysage ou un être, c’est l’expression même de l’injustice.

Qui l’incarne ?
Clark Gable ou Vittorio Grassmann. Ils se trouvaient laids, mais pour moi, ils sont les plus beaux.

La mode c’est…
Intéressant. J’adore l’artifice baudelairien, mais mon style est le non-style classique.

Et vos couleurs ?
Longtemps, je n’ai porté que du noir ou blanc. Puis, la couleur a fait irruption dans ma vie. L’élargissement de mon spectre chromatique est lié à celui de mes perceptions intellectuelles et affectives.

Si vous étiez une mélodie…
Je vis dans un monde sans musique.

Une maladie?
La patience.

Un parfum?
Aimant l’odeur des villes, je rêve d’un parfum intitulé « Asphalte Jungle ». Il contiendrait une quantité de vies broyées, pulvérisées. Paris est si magnifique.

Qu’en est-il de la paternité ?
Même si j’aime les miens, je suis pour la famille d’élection. J’admire Angelina Jolie, qui adopte des enfants dans divers pays.

Etes-vous « libre dans votre solitude » ?
Oui, c’est mon château intérieur. Il faut comprendre qu’on finira mal et accueillir cette évidence avec un grand sourire.

Comment aimeriez-vous renaître ?
Comme dirait Henry James, je suis de la race des « many times born » (qui naissent de multiples fois). On ne renaît que par des histoires d’amour, de grands drames humains ou collectifs. Ma vie est ponctuée de renaissances affectives et intellectuelles.

Qu’y a-t-il d’immortel en vous ?
Rien, hélas. Il restera mon nom tant que des gens le prononceront, des photos tant qu’elles n’auront pas été perdues ou jetées. Je rêverais de posséder l’immortalité.

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm

Ce que nous avons eu de meilleur, par Jean-Paul Enthoven, Grasset, 212 pages.

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