Karine Tuil

En lice pour plusieurs prix littéraires, Karine Tuil peut être fière de son roman La domination. Ses héros sont aussi doubles que les faces de dominos. A force de se livrer à un tango avec leurs sombres ombres, ils risquent de tout ébranler. Et ce, jusqu’à la dernière pièce… L’écrivain joue même la carte du masculin/féminin dans sa tenue, composée d’un costard noir et d’un chemisier à carreaux violet. Elle préfère néanmoins voiler sa vie privée pour privilégier les dualités de sa plume.

Etre sur la liste du Goncourt, c’est…
L’espoir d’être sur la seconde…

Et être écrivain ?
C’est pouvoir s’inventer des identités multiples. En créant des personnages, j’imagine des vies très différentes de la mienne. L’écrivain est comparable au comédien qui enfile plusieurs costumes. Cela lui permet de devenir un autre, d’échapper à sa condition. Peut-être est-ce pour cela qu’il y a tant d’écrivains juifs…

Pourquoi l’identité est-elle au coeur de tous vos romans ?
Je ne sais pas… L’écriture est instinctive chez moi. Au départ, il y a des mots qui surgissent comme de la musique et non une thématique précise. Ici, je suis partie de la description d’un père, d’un juif honteux qui est un héros pour les uns et un traître pour les autres. A cette identité juive, niée, s’est greffée l’identité sexuelle.

Comment définiriez-vous la vôtre ?
Je suis juive. Mais c’est dur de se définir, car il y a mille façons de le faire. L’identité est très fluctuante, elle évolue au fil de la vie.
Prendre l’identité d’un homme est-ce jubilatoire ?
C’est assez naturel, je l’ai fait dans plusieurs de mes livres. Un personnage s’impose à moi. C’est comme un invité qui débarque avec son univers, ses meubles, ses manies.

Qu’y a-t-il de plus double en vous ?
Mon rapport à l’écriture. Je suis une autre personne lorsque je prends la plume. Moins conventionnelle, je me sens plus libre.

Qu’aimez-vous dans le thème du double ?
Les contradictions, l’ambiguïté. On n’est jamais ce qu’on prétend être. Mes personnages aiment par jeu et goût du risque. Ils prennent et ils jettent en se manipulant et se dominant sans cesse. Aussi participent-ils à la comédie sociale. J’aime dévoiler les dysfonctionnements de la société et de l’âme humaine.

Jacques Lance, versant de l’ombre et de la lumière ?
Très exposé, ce personnage publique est admiré par la sphère médicale et adoré par ses patients. Cet homme engagé est par ailleurs controversé pour ses positions pro-palestiniennes. Mais dans sa vie privée, il se révèle opaque, ténébreux et secret. Il a un côté tyrannique insoupçonné.

En quoi Elena Nordau, sa femme cachée, incarne-t-elle sa part dissimulée ?
Elena symbolise la part juive qu’il a refoulée. Cette Russe lui permet de renouer avec la part originelle de son enfance. En le ramenant à la foi du père, elle le réconcilie avec son histoire, son identité. Loin de le dominer, elle l’apaise et lui permet d’équilibrer ses rapports de force. C’est avec elle qu’il peut enfin être lui-même.

L’éditeur de la narratrice évoque une figure paternelle. Avoir une liaison avec lui est-ce une façon de transgresser l’OEdipe ?
Il ne s’agit pas d’un roman psychanalytique. Ce n’est pas le père qu’elle cherche en lui, mais elle aimerait parvenir à exister dans le regard d’un homme mûr. En se laissant aimer par cet homme, elle retrouve une part de féminité.

Miroir, miroir…
Dites-moi si j’ai la tête d’une mère qui ne dort pas la nuit.

Que signifie être une femme?
Pourquoi ne suis-je pas née homme?

Qu’est-ce que la séduction ?
C’est parvenir à créer une complicité avec l’autre. La séduction intellectuelle est de loin la plus forte.

Et l’érotisme.
Ce qui est caché.

Quel est « le dernier de vos tabous » ?
Quand j’écris, il n’y en a pas. Mais dans la vie, c’est très différent… Je ne suis pas de nature transgressive.

Pourquoi dédiez-vous celui-ci à votre mari ?
Je dédicace presque tous mes livres à mon mari. Il est mon premier lecteur, celui qui m’encourage beaucoup. Quand j’écris, j’ai besoin d’une approbation. Son regard, parfois sévère, est très important pour moi.

Etes-vous « faite pour l’amour » ?
Oui. En tous cas, j’aspire à être entourée de gens que j’aime. Certains sont plus doués pour l’amour que d’autres… Dans ce roman, les héros ne savent pas aimer ou ils s’y prennent mal. Ils ont si peur de souffrir qu’ils ne se livrent pas. En étant continuellement dans les rapports de force, ils vont à l’encontre de ce que représente l’amour.

Qu’est-ce que l’amour ?
Etre en confiance, avoir une vraie complicité, dans tous les sens du terme.

En quoi l’amour vous a-t-il transformée ?
Désolée, c’est trop intime…

A qui ou à quoi ne pouvez-vous pas résister ?
Au désir d’écrire. Il faut que je le fasse. C’est très fort et ce, depuis toujours. Je prends souvent des notes dans de petits carnets noirs que j’ai sur moi. J’y retranscrits des bribes de conversations et des réflexions qui me viennent à l’esprit quand je lis un livre.

L’écrivain que vous auriez pu aimer.
(Sourire) Romain Gary, car il était extrêmement charismatique, beau, double, ténébreux, drôle et engagé. J’adore le personnage et son travail.

Celui que vous auriez aimé rencontrer ?
Bruno Schulz et Paul Celan. Je les admire car ils ont su créer des univers uniques.

Et sauver ?
Bruno Schulz. Cet écrivain est mort trop jeune…

Que parvenez-vous à dominer grâce à l’écriture ?
Rien, parce que l’écriture fragilise, exacerbe les peurs. Ecrire, c’est poser des questions sans trouver de réponse. C’est un exercice d’humilité, on ne domine rien. Il y a tant de choses, dont je ne suis pas maître quand j’écris.

« Il faut que je passe par l’écriture pour… »
Mon héroïne doit passer par là pour raconter sa véritable histoire familiale. Ecrire en son nom l’exposerait trop, alors elle choisit de se mettre dans la peau d’un homme. D’une certaine façon, elle obéit à son père en devenant Adam, son fils rêvé et idéalisé. On assiste ainsi à une alliance faite de mots. Moi, je n’exorcise rien en écrivant. Je ne transmets pas de message.

Quels sont vos rituels d’écriture ?
J’ai besoin d’être seule, chez moi.

Ecrire, plaisir ou tourment ?
Les deux à la fois. L’écriture m’est nécessaire, mais elle constitue aussi une mise en danger.

Mensonge ou autre forme de vérité ?
Un écrivain ment tout le temps (rires) ! Il se veut un raconteur d’histoires pour échapper au réel. Je le perçois aussi comme un voleur. L’écrivain israélien David Grossman compare d’ailleurs l’écrivain à un cleptomane, qui réutilise les secrets qu’on lui confie.

Qu’y a-t-il de plus cruel en vous ?
L’écriture car en devenant un autre, on peut revêtir différentes formes. Ma personne s’efface pour laisser libre cours à ma vie imaginaire.

Et dans la vie ?
Les dictatures. Tout ce qui incarne l’oppression, l’asservissement des hommes, la privation de liberté et les atteintes aux droits de l’homme.

Quelle est votre vision du monde ?
Je suis désenchantée. En ce XXIe siècle, il y a encore des dictatures, des gens privés de liberté, une montée en puissance du terrorisme. Mais je garde néanmoins une vision confiante car, contrairement aux générations précédentes je n’ai pas vécu de guerre.

Quels sont vos anxiolitiques?
Vivons heureux en attendant la mort, de Pierre Desproges et Prends l’oseille et tires-toi!, de Woody Allen.

La musique sur votre Ipod ?
Chopin, Bach mais aussi James Brown, Michel Jonasz et des vieux airs Klezmer.

L’oeuvre d’art qui vous fait rêver ?
Toutes les oeuvres de mes amis : le peintre Sam Szafran et la sculptrice Pascale Loisel.

Votre plus grand regret.
Ne pas avoir pris l’apéritif avec le poète Joseph Brodsky.

Votre plus grande promesse ?
Ne rien promettre.

Qu’est-ce qui « vous fait sentir vivante » ?
Lire Cioran par temps de pluie.

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm

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