Laurent Gaudé
Doublement d’actualité, Laurent Gaudé présente un premier album pour enfants et un nouveau roman vibrants. L’un respire la joyeuseté, l’autre les ténèbres de Thanatos. Un couple endeuillé par la perte de son fils, songe à la vengeance. Face à l’irrémédiable réalité, le désespoir et l’aliénation s’imposent… Sous son air apaisé, le romancier affronte ses démons en revisitant le mythe d’Orphée. Levons un coin de voile sur les dédales de cet homme séduisant, qui prend le temps de nous répondre avec un sourire bienveillant.
Ecrire est-ce « arpenter l’avenue de la solitude » ?
Oui, mais j’aime cet aspect solitaire, enrichissant et nécessaire. Ce n’est pas de l’ordre de l’angoisse, mais de la concentration.
Que vous procure l’écriture ?
Du plaisir, si ce n’est que relire est une souffrance. Lors du premier jet, je suis sous le coup de l’euphorie, de l’ivresse. L’écriture me permet de réaliser le fantasme d’être plusieurs, de me projeter dans des vies que je ne mènerai jamais. Ce jeu de JE jongle avec les frontières et l’empathie de la réalité.
Vous avez besoin de musique ou de silence ?
Longtemps, j’ai eu besoin de musique, mais depuis l’arrivée des enfants, le silence s’impose (rires).
Si vous étiez propulsé dans un roman existant?
Les romans maritimes de Joseph Conrad pour cette existence bizarre à bord d’un navire. Au sein de ce huis clos, on assiste à la lutte existentielle des hommes contre eux-mêmes et contre les éléments environnants. C’est le roman à l’état brut. Rien n’est impossible avec la fiction, à condition d’être crédible.
Le Goncourt, chance ou poids ?
Sans l’ombre d’un doute, une chance formidable ! C’est un cadeau à tous les niveaux de reconnaissance, tant en France qu’à l’étranger. Mais quand j’écris, ça n’existe pas.
Enfant, vous rêviez de…
Livres et de voyages. Il y avait une telle adhésion avec les histoires que je ne distinguais pas la réalité de la fiction.
Et adulte ?
Toujours pareil, je reste une fabrique à rêves, qui voyage à travers les cartes, les guides et les magazines.
Imaginer un premier album pour enfants, est-ce jubilatoire ?
Complètement, d’autant qu’il est né d’une envie. Ça me reposait du chantier romanesque. L’illustrateur s’est ensuite approprié ma réalité pour la transformer. Quel bonheur !
Que faites-vous quand « le nuage s’assombrit » ?
Je suis du genre à serrer les dents.
Formule magique ?
Je n’en ai pas, mais je possède un talisman. Cette petite pièce est toujours sur moi, je l’emporterai même dans l’au-delà. Sinon, je collectionne des colliers de plein de pays. Ils évoquent des lieux magiques.
Quel voeu aimeriez-vous voir exaucer ?
Revoir ceux qui ne sont plus là.
Dans la poche de quelle célébrité aimeriez vous vous glisser ?
Dans celle de Laurence d’Arabie pour ses voyages, sa découverte de diverses civilisations et sa rencontre avec les Bédouins. Ce serait exaltant d’être témoin de la fureur et des convulsions de l’Histoire.
Quelle est votre tribu ?
A côté d’une grande famille, il y a une série de gens qui appartiennent à « ma tribu ». Ce n’est pas lié au degré de fréquentation, mais d’intimité. Certains laissent des traces importantes en moi…
Devenir père déclenche…
Une multitude d’émotions, qui vont de la joie à la stupéfaction, de l’émerveillement à l’angoisse. Avec la naissance des enfants, on avance dans des vagues successives d’hommes et de femmes. Ce sentiment générationnel m’a submergé, tant ce petit être vous renvoie à votre enfance. La mémoire s’enclenche.
Quand vous sentez-vous au paradis ?
Quand j’écris cinq bonnes pages et que j’ai la force d’en écrire cinq autres. Ou que je bois l’apéro sur une terrasse napolitaine ou du côté des Pouilles. Face à une lumière de fin de journée, le temps est en suspens.
Et en enfer ?
Alors que le paradis est multiple, l’enfer est monochrome. Il correspond à mes moments de douleur.
Redoutez-vous la mort ?
Oui, la mienne et celle des autres. Je trouve la mort révoltante. Elle est un couperet, qui empêche le revirement.
Elle vous laisse pantois ou « amputé » ?
Quand on perd les gens qu’on aime, on est amputé à jamais ou rempli de mort. Faire son deuil est une expression agaçante, car on trimbale cette blessure à vie !
Vos morts vous accompagnent-ils ?
Oui, que ce soit par des mots, des moments ou des lieux que j’associe à eux. Ils déposent une fidélité nécessaire à ce qu’ils ont été. On se construit par rapport à cet héritage. C’est une autre manière de les faire vivre.
En cas de rencontre avec la Mort, que lui diriez-vous ?
Ouvre les portes, laisse remonter les Morts le temps d’une soirée festive, à la mexicaine!
Quelle personnalité aimeriez-vous ramener de ce royaume ?
Frédéric II, le roi des deux Sicile, qui apparaît dans ce roman. Je suis fasciné par la folie parce que les limites acquises, entre le possible et l’impossible, sont enfouies en nous.
Le mythe d’Orphée, rêve ou cauchemar ?
C’est un fantasme, une tentation réelle que de pouvoir transgresser les frontières imperméables entre la vie et la mort.
Quand vous sentez-vous mourir ?
A chaque deuil.
Et renaître ?
Il n’y a pas d’équivalent positif à la douleur du deuil.
Que seriez-vous prêt à faire par vengeance ?
Je l’ignore, mais je crains d’avoir ça en moi. Alors, je l’interroge de façon récurrente comme dans ce roman. Une fois la vengeance à l’oeuvre, il n’est pas simple de la désamorcer. Elle est le premier réflexe du bras armé de la colère.
Qu’est-ce que le courage ?
Aller au bout, sans abandonner. Si je tourne, sans cesse, autour du thème du passage, c’est parce qu’il faut beaucoup de courage pour être fidèle à soi-même.
Force et faiblesse de l’amour ?
La fidélité justement. Le couple de mon roman croit que leur amour est plus fort que tout, or il est dévasté par la mort de son fils. Le plus triste, c’est qu’il n’y a pas de raison interne à l’implosion du couple. La vie a eu envie de les renverser, mais ils n’ont pas dit leur dernier mot…
Dans quel labyrinthe auriez-vous aimé vous perdre ?
J’aspire aux vestiges babyloniens ou grecs, pour la beauté des pierres et l’histoire raccrochée aux murs.
L’objet à sauver en cas de tremblement de terre ?
Si c’était la fin du monde, je prendrais un stylo.
Qui est votre « professore » ?
Un mort, Hubert Gignoux. J’avais 24 ans lorsque j’ai rencontré ce très vieil homme, qui m’a appris beaucoup de choses. De mes pièces au Soleil des Scorta, je lui faisais lire tous mes écrits. Nous avons fait un bout de chemin ensemble.
Quelle est la porte qui mène à Laurent Gaudé ?
(Sourire) L’Italie, le théâtre et Montparnasse, car c’est là que je vis et que j’ai toujours vécu. Je ne sais pas d’où me vient cet amour profond pour le sud de Rome, mais en rencontrant l’amour, j’ai découvert les Pouilles par alliance. Là-bas, cela me plaît d’être à la fois familier et étranger.
Comment buvez-vous votre café ?
Que je sois à Paris ou en Italie, je le prends au comptoir. Je l’aime sucré et le plus « restretto » (serré) possible.
Goûts cinématographiques?
J’aime le cinéma italien de Visconti et Fellini, pour le côté féerique, grotesque et drôle.
Goûts artistiques?
L’art me remplit en tant qu’homme. Admiratif de Giacometti et de Bram Van Velde, j’aime m’inspirer des photos de Michael Ackmerman, Wu-Ji et Salgado.
Votre parfum ?
Azzaro. Chez une femme, j’adore le jasmin qui me projette d’emblée en Méditerranée ou le figuier, qui est plus lourd et sucré.
La plus belle déclaration d’amour ?
Les enfants.
Qu’est-ce qui torture votre âme ?
La peur de perdre ceux que j’aime.
Et la ravit ?
Le bonheur du partage.
Propos recueillis par Kerenn Elkaïm
La Porte des Enfers, par Laurent Gaudé, Actes Sud, 272 pages.La tribu de Malgoumi, par Laurent Gaudé & Frédéric Sther, 80 pages.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici