« Le bonheur est en nous, pas devant nous! »

Tout le monde en parle, mais mal. Tout le monde le cherche, alors qu’il est déjà là: c’est ce que défend Vincent Cespedes, iconoclaste et insatiable philosophe de 36 ans. Rencontre.

Tout le monde en parle, mais mal. Tout le monde le cherche, alors qu’il est déjà là: c’est ce que défend Vincent Cespedes, iconoclaste et insatiable philosophe de 36 ans. Rencontre.

Mieux vaut ne pas choisir l’heure de la sieste pour s’entretenir avec Vincent Cespedes. Prunelle jamais en place, idées en rafales, débit à la mitraillette où s’entrechoquent les noms de Rimbaud, Laozi, Bertrand Russell et le héros gore de la série Dexter, quelques gros mots aussi, ce jeune ancien prof de philo, fou de jazz et d’arts martiaux passe au laser notre époque avec jubilation, confirmant sa réputation d' » »anti-salonnard » de la pensée ». Après la téléréalité (I Loft You, 2001), les violences urbaines (La Cerise sur le béton, 2002) ou encore l’orthographe (Mot pour mot. Kel ortograf pour 2m1?, 2007), le voici en guerre contre une vision neuneu et conformiste du bonheur. Contagieux.

Encore un livre sur le bonheur ? Plus de 30 ont déjà paru, cette seule année 2010…

Je sais, je me suis fait la même réflexion en me lançant dans ce projet… Mais c’était la première fois que je prenais à bras-le-corps ce thème, existentiel par excellence et qui fait débat de l’Europe à la Chine depuis deux mille ans. Je voulais l’aborder différemment.

Pourquoi cette frénésie éditoriale? La quête du bonheur est-elle davantage d’actualité qu’il y a deux mille ans?

Oui, on ne s’y est jamais autant intéressé qu’aujourd’hui. En raison du poids de la publicité, surtout. Depuis l’apparition des spots de marque à la télévision, tout le monde, du Club Med à Coca-Cola, nous vend du bonheur. D’où la frustration liée à son absence. Pourtant, il est en chacun de nous. Le problème, c’est qu’on ne le sent plus. On ne sait plus ce que c’est!

Nous y voilà: qu’est-ce donc que le bonheur ?
Cela fait des années que les psys, les charlatans du développement personnel et les coachs nous abrutissent avec une idée volontariste du bonheur: à les écouter, il faudrait, pour être heureux, se montrer optimiste, spontané, sociable, tempéré dans ses jugements. C’est le mythe de la positive attitude que défend l’American way of life et que je rejette. Les philosophes ne sont pas en reste: d’Epicure à Bertrand Russell, de saint Augustin à Laozi, tous nous disent qu’il suffit de prendre les bonnes décisions pour être heureux. Mais le bonheur est en nous, pas devant nous! Il est une euphorie collective, une énergie, le goût ultra-intense de la vie. Il agit comme une onde de charme, pour peu que l’on ressente la gourmandise de l’autre, l’envie de se délecter de lui. Surtout, le bonheur est explosif, subversif, politique, même.

Politique?
Absolument. A mes yeux, la dépolitisation de notre société résulte avant tout du mal-être des gens. Un individu heureux est spontané, sort des hypocrisies, de la médiocrité ambiante, prend des risques. Il ne craint jamais de dire à l’autre ses vérités. On voudrait le bonheur conforme, il n’est qu’originalité. Il entraîne un sens très aigu de l’injustice et une remise en question de l’autorité quand celle-ci n’est pas jugée légitime. Une démocratie de gens heureux, c’est la meilleure garantie contre tous les fanatismes!

Selon l’Insee, le moral des ménages français ne cesse de baisser. Certains pays seraient-ils plus aptes au bonheur que d’autres?
Peut-être… Si l’on considère le nombre d’antidépresseurs consommés et de suicides, la France se porte mal, c’est une évidence. Pour moi, l’une des grandes causes de cette déprime est le système monarchique qui prévaut dans notre pays, de l’école à l’entreprise. Si un jeune n’obtient pas les bons diplômes, il pense que sa vie est foutue. Quel dommage ! Car s’il est un âge où l’on explose d’un bonheur compliqué, c’est bien celui de l’adolescence. La France est un autocar de vieux ! Même les intellectuels sentent la naphtaline. L’Amérique, elle, a compris les vertus de ce que j’appelle l’onde de charme. On donne leur chance à ceux qui ont l’énergie du bonheur, aux personnes solaires, sans l’obsession du CV.

Qu’entendez-vous par le concept de « bonheurisme », très présent dans votre livre?

Le « bonheurisme », c’est l’idéologie du bonheur. Le sourire permanent, l’idée que le bonheur est moral et impératif. Le bonheur n’a rien de moral, il est amoral. Les philosophes du xviiie siècle l’avaient très bien compris.

Nous avons peur du bonheur, dites-vous. Pour quelle raison, et comment surmonter cette appréhension ?

Parce qu’il est bien plus confortable de vivre dans une relative médiocrité que de redistribuer entièrement son mode de vie. On vit ainsi sans être malheureux, mais sans être heureux non plus. Il faut un certain courage pour révolutionner son existence, prendre conscience que sa vie ne convient pas, qu’elle se trouve dans un entre-deux. Je déteste les manuels et les modes d’emploi…

La seule solution, à mes yeux, pour basculer dans le bonheur, c’est de se frotter à des gens heureux, de frayer avec des personnalités solaires qui vivent leur vie comme une aventure. Les scientifiques parlent du phénomène de l’échopraxie: mon voisin bâille, je bâille. Mon voisin rit, je ris. Je pense que le bonheur relève du même phénomène. La meilleure solution pour éviter de s’enfoncer dans une vie médiocre et insatisfaisante, c’est de s’imprégner de l’enthousiasme de l’autre.

A quel moment cette remise en question s’est-elle produite dans votre cas?
Quand j’étais jeune professeur de philo, à 25 ans, dans une ZEP, près de Creil, dans l’Oise. Je garde un souvenir merveilleux de l’enthousiasme des élèves. Dans la salle des profs, en revanche, quel ennui, quel marasme écrasant, quelle ambiance délétère ! J’ai ressenti très vite le besoin de fuir, de mener une autre vie. J’adore cette très belle phrase du poète persan Rûmi : « Ne demande pas l’eau, demande la soif. » J’avais soif…

Vous vous attardez longuement, dans votre livre, sur le cas d’Arthur Rimbaud. Selon vous, que manquait-il à l’un de nos poètes les plus maudits pour être heureux ?

Rimbaud est en effet un cas très intéressant car il dispose au départ de toutes les qualités pour connaître le bonheur : il est spontané, il a la rage et le talent, l’énergie, l’audace. Mais il lui manque ce maillon essentiel : l’autre. L’impuissance de Rimbaud, c’est l’incapacité de se mélanger à l’autre. Toute sa vie est l’illustration de ce manque.

Dans le très riche lexique du bonheur, quel est le mot qui vous séduit le plus ?

Permettez-moi de choisir un néologisme, du moins en français : « exhilaration ». J’adore ce mot anglais qui évoque l’hilarité, cette humeur de champagne qu’est le bonheur. Les « exhilares », comme je les appelle, rayonnent, mènent leur existence dans une ivresse pétillante. Ils sont accros à la vie, tout simplement.

Vincent Cespedes est-il toujours « exhilare »?

Cela peut paraître fou, mais oui! Il m’arrive d’avoir des coups de blues, bien sûr. Mais la joie n’a rien à voir avec le bonheur. Je vis tous les moments, qu’ils soient joyeux ou difficiles, avec la même intensité.

Géraldine Catalano, Lexpress.fr Styles

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