Stephen McCauley: feindre et faire l’amour

L’auteur de L’objet de mon affection (1987) revient nous charmer à la faveur d’une nouvelle comédie de moeurs incisive et sensible sur l’art du subterfuge et nos petits arrangements avec la réalité. Rencontre à Paris.

Par Baudouin Galler

Paris, un hôtel chic du XVIe arrondissement. La lumière du jour est tamisée par des stores en bois exotique, la moquette grège et molletonnée accueille des sièges en cuir sombre, l’ambiance est propre sur elle, parfumée d’un medley de concertos classiques. On se croirait dans un endroit à la mode de New York où les intellos caviar de l’Américain Stephen McCauley pourraient très bien se retrouver autour d’un bon mot. Le voilà justement qui arrive, la cinquantaine fitness, en jeans et chemise à rayures bleues, peut-être une Brooks Brothers. On l’attendait un brin bretteur, il esquisse un sourire timide, ponctué d’un regard doux comme de la soie-cachemire. C’est lui, poli, très poli, qui pose les premières questions, s’enquiert de notre humeur. On oubliait que si son humour est caustique, il est d’abord délicat. Depuis six romans, ce maître de la comédie de moeurs traque en effet les petits travers de la bourgeoisie côte Est avec une élégante perspicacité. Si dans L'(autre) homme de ma vie (*) on retrouve la petite musique à la fois douce-allègre et grinçante qui a fait le succès de l’écrivain, une once de vague à l’âme profondément mélancolique semble s’être emparée de sa petite troupe d’élite bostonienne. Comme ceux de Brett Easton Ellis, les personnages de McCauley ont vieilli, l’insatisfaction chronique guette, la santé n’est plus une évidence, encore moins le couple, « la discrétion (…) supplantant la fidélité, même si on se refuse le plus souvent à l’admettre ».

La trame est aussi simple que ses conséquences sont, imaginez, potentiellement tragiques : Richard Rossi, un gay raffiné, au corps sculpté par des heures de gym intensive est directeur des ressources humaines dans une entreprise de logiciels. Un peu paumé face à l’évolution technologique, notre parfait gentleman garde la tête haute, un aplomb de personne qui compte, confiant dans la lucidité de ses analyses lapidaires sur la race humaine. En couple avec Conrad, marchand d’art à la mèche de play-boy, Richard épice sa vie avec Benjamin, un homme marié forcément moins à l’aise avec cette foutue existence. Une situation sur-mesure pour notre protagoniste, comblé en termes de fantasme et de confort domestique. Jusqu’à ce qu’il apprenne que son blond officiel n’est pas, lui non plus, dénué de désirs extraconjugaux et passe un peu trop de temps dans l’Ohio…

Autour de cet équilibre brisé, Stephen McCauley tisse un portrait tendre et satirique d’un homme tout à coup face à lui, rattrapé par l’âge et les incertitudes qui lui sont liées. Émouvant sans jamais se rétamer dans le pathos, d’une finesse provoquant à la fois l’hilarité et le sentiment, l’auteur de L’Objet de mon affection n’a sans doute jamais été aussi proche de Woody Allen, à qui on le compare souvent.

Vous signez-là un livre particulièrement de saison, avec des descriptions du charme ambigu de l’automne et de la tristesse lancinante de l’hiver. Des émotions qui habitent vos personnages.

J’aime que la météo occupe une vraie place dans mes histoires, telle une toile de fond. Les états d’âme de mes personnages reflètent le temps qu’il fait, et vice versa, rajoutant à l’atmosphère générale. La fin du récit se situe d’ailleurs au printemps et annonce des changements non négligeables. Sans en dévoiler l’issue, la vérité va peut-être éclater au grand jour dans ce livre où le mensonge et la dissimulation sont des thèmes centraux. Cela dit, si une douce tristesse se dégage en effet du roman, on reste bien dans le registre de la comédie. Avec cet équilibre, on gagne, je l’espère, en profondeur, tout en restant drôle.

L'(autre) homme de ma vie est fidèle à votre style décapant mais est moins nerveux que les précédents, vos héros ont vieilli, maniant le désabusement avec une certaine élégance. Est-ce qu’avec l’âge l’ironie se teinte forcément de mélancolie?
Peut-être… On est ici face à un homme qui veut protéger le mariage d’un autre homme tout en étant amoureux de lui. C’est une situation impossible, on est au bord de la tragédie. Ce que j’adore avec l’ironie, c’est qu’elle permet effectivement de souligner les tours que nous joue l’existence sans tomber dans le désespoir le plus total. J’aurais pu écrire exactement la même histoire de manière franchement tragique. Mais ça ne m’intéresse pas. Sans doute parce que la comédie reste un mécanisme d’auto-défense pour moi. Contre un sentiment de tristesse trop profond.

L’empathie peut aider aussi. Par-delà la férocité de vos jugements, vous éprouvez manifestement de la tendresse pour tous vos personnages quand bien même certains vous insupportent. Chacun a une faille qui le rachète…

Oui, et c’est comme ça dans la vie. Du reste, à l’université, où je donne des ateliers d’écriture, je dis toujours à mes étudiants qu’il faut aller voir derrière les mécanismes de défense des personnages. Si vous percez leur carapace et leur masque, cela devient impossible de porter de jugements univoques et sévères. Il nécessaire d’être nuancé. Et c’est très bien comme ça. Car si on déteste un personnage, il risque d’être très plat.

L’histoire se passe à la fin des années Bush. Son atmosphère automne-hiver fait manifestement aussi écho au sentiment de déclin américain lié à cette période.

Oui, bien sûr. Nous nous trouvons juste à la frontière entre le 11 septembre et la crise économique, juste après Katrina. Ces événements constituent vraiment la musique de fond du bouquin, qui berce et colore d’incertitudes la vie des protagonistes. Aujourd’hui encore, les États-Unis sont déprimés. Barack Obama a peut-être redonné de l’espoir pendant six mois, mais la gauche reste triste et la droite en colère. Tout le monde est déçu.

Et vous, êtes-vous toujours aussi déprimé quand vous écrivez un bouquin ?

Bien-sûr… (sourire). Je viens d’écrire un livre sous pseudo, tout a été plus vite et je me suis senti beaucoup mieux, c’est une bonne surprise. Parce que quand je signe un roman de mon nom, je perds toute confiance en mes talents d’écrivain, je relis chaque phrase, je les trouve stupides, ridicules. Ça me prend vraiment du temps… Et puis j’évolue au plus près de mon narrateur et de mes personnages qui ont des vies passablement compliquées. Le fait que j’écrive souvent à la première personne n’arrange donc rien. Il ne s’agit pas d’autobiographies, mais je me sers en général du protagoniste pour exprimer mes opinions, mes observations sur le monde. Que j’exagère, bien entendu, sinon, ce ne serait pas très comique…

En quoi est-ce nécessaire de continuer à écrire, si c’est un labeur ?

J’étais très timide avant, en retrait. Là, j’ai vieilli, grandi, n’ai plus besoin de psy, je suis beaucoup plus relax. Mais il reste toujours en moi ce besoin d’observer le monde et de le raconter pour faire entendre ma voix. Car je me suis toujours senti différent. Dans ma famille, d’abord, où la lecture et l’art en général n’ont jamais eu beaucoup d’importance. Puis quand j’ai fait mon coming out, vers 20 ans, ça a été vécu comme un désastre, une énorme catastrophe. Mes parents n’ont jamais lu un seul de mes livres. Aujourd’hui bien-sûr, la société a évolué, ma mère adore mon copain. Mais cette expérience de la différence a clairement développé ma sensibilité. Quand on est outsider, on est mieux placé pour analyser les comportements des autres.

(*) L'(autre) homme de ma vie, par Stephen McCauley, éditions Baker Street, 315 pages.

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