Tatouage, le phénomène

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Le tatouage, un effet de mode ? Voire… Expression d’un parcours, d’un rite de passage et surtout d’une identité, il se développe, s’épanouit et s’ancre dans nos modes de vie. Un véritable phénomène culturel et de société !

Quel coup de pub, les Jeux olympiques de Londres ! Les tatouages tribaux d’Alain Bernard, les fleurs XXL sur les aines de Camille Lacourt et la phrase inscrite sur le bras du champion Fabien Gilot, en hébreu, « Je ne suis rien sans vous », ont fait couler autant d’encre que leurs performances sportives. Et ont entraîné pas mal de vocations. Les tatoueurs londoniens n’ont pas chômé pour satisfaire les demandes de la foule qui serpentait en longues queues devant les studios de tatouage. « Certes, il y a des figures qui se détachent sur le plan médiatique, mais le tatouage touche aujourd’hui l’ensemble de la population, toutes conditions sociales confondues, et il sollicite autant les hommes que les femmes, affirme David Le Breton, sociologue, professeur à l’université de Strasbourg, auteur de Signes d’identité : tatouages, piercings et autres marques corporelles (Métailié, 2002). On ne peut parler ni d’un profil ni d’une catégorie particulière. Le recrutement social est très élargi. Les hommes d’affaires, les banquiers et les hommes politiques n’échappent pas à ce phénomène et se font tatouer par des artistes renommés. Ils choisissent des motifs discrets et subtils et ils les dissimulent. L’ostentation n’est pas dans leur culture. En revanche, ils vont les montrer aux copains, car ils ont envie de briller et de proclamer : j’ai une forte personnalité, j’existe ailleurs, je suis libre, j’ai envie de m’encanailler… »

Se tatouer pour se différencier

La décision de se soumettre à un tatouage est conditionnée, avant tout, par le désir d’affirmer sa différence sur le plan esthétique. La modification corporelle est une « transformation artistique de soi », une sorte de mise en scène de son apparence. C’est une manière de décorer son corps, de lui ajouter de la beauté. On choisit un dessin figuratif, une forme abstraite ou un motif tribal sur un coup de c£ur car la valeur esthétique prime. Parfois, ce choix peut revêtir une signification plus précise ou plus symbolique. On inscrit de la mémoire dans la chair, en y marquant certains moments clés de l’existence : un mariage, un anniversaire, une rencontre amoureuse, un moment heureux ou un deuil. Le tatouage fait ainsi office d’ « archives cutanées » ou de journal intime tenu à même la peau. Pour les adolescents, marquer sa peau signifie couper le cordon ombilical et voler de ses propres ailes. En signant leur corps, ils proclament que celui-ci leur appartient. Le tatouage a aussi une fonction érotique. Souvent discret et subtil, présent en un lieu intime, il sollicite le toucher et est une sorte de petit piment dans les jeux érotiques.

Appartenance à une tribu ?

« Dans nos sociétés, la valeur d’intégration à un groupe n’est certes pas négligeable, mais elle est rarement recherchée, explique David Le Breton. Je pense que les bikers dont les marques corporelles sont construites autour de leur passion pour les Harley Davidson sont le seul exemple qui puisse évoquer l’affiliation à une tribu. » Cela dit, le goût pour les modifications corporelles vient le plus souvent du désir d’imitation. Quelqu’un qui se fait tatouer le logo d’un chanteur veut proclamer par là qu’il l’a dans la peau. Il s’agit d’une sorte d’identification par le corps et d’une volonté de prendre symboliquement sur soi de l’aura du chanteur, de s’approprier la substance symbolique de la personne admirée à qui on veut ressembler. Nous vivons dans une société du look et du spectacle. Les stars de la télé sont admirées par des milliards de spectateurs qui veulent leur ressembler. Les gens qui passent à la télé sont une formidable publicité pour l’extension du tatouage. On l’a bien constaté aux Jeux olympiques de Londres. Cela dit, cette volonté d’identification renvoie à une « affinité flottante », elle n’est pas organisée et il n’y a pas de tatouage qui signerait une communauté homosexuelle, politique ou musicale. « Le tatouage traditionnel, tel qu’il était pratiqué au XVIIIe siècle par des marins ou des soldats, avait pour but de se fondre dans une tribu, décrypte David Le Breton. On était dans la société du « nous autres ». Aujourd’hui, nous sommes dans la société du « moi, personnellement, je ». On veut se singulariser, s’individualiser et se différencier. C’est très moderne. »

Le tatouage chez nous

En Belgique, les données chiffrées sur le tatouage n’existent pas. Certains disent qu’un Belge sur dix serait tatoué, on compterait 200 à 300 professionnels. Lors d’un tatouage, on introduit des pigments minéraux et végétaux à une profondeur de 0,6 à 2 millimètres. L’AR du 25 novembre 2005 fixe les conditions sanitaires. Le tatoueur est obligé de passer un stage d’hygiène de trois jours, organisé par le SPF Santé. Il doit s’assurer de la maturité de son client et, pour pouvoir exercer dans les règles de l’art, il doit disposer de trois pièces : une pour l’accueil, une pour le tatouage et une pièce dédiée à l’hygiène (stérilisation et nettoyage du matériel). Un risque d’infection est toujours possible. Toutefois, si le tatoueur travaille proprement et si la personne respecte les recommandations d’hygiène pendant la cicatrisation, les infections sont rares. On s’adressera de préférence à un professionnel qui a pignon sur rue plutôt qu’à un tatoueur travaillant à domicile. Des réactions allergiques aux encres peuvent également survenir, même des années après. Par ailleurs, les jeunes filles qui optent pour un tatouage dans la région lombaire doivent savoir que certains anesthésistes seront ensuite réticents à pratiquer une péridurale. En enfonçant l’aiguille entre la troisième et la quatrième lombaire il peut y avoir un risque de faire pénétrer les pigments contenus dans l’encre dans le liquide rachidien et d’endommager le système nerveux. Ce risque est théorique mais il vaut mieux en tenir compte.

Body art

Krusty Cola est une galerie d’art ambulante. Sur son bras droit, un démon d’eau, des coquillages, des poissons et des pieuvres « flottent » dans une mer turquoise. Le bras gauche, plus graphique, arbore des étoiles et des spirales aux couleurs d’imprimerie : noir, jaune, rouge et vert. Sur le cou, on aperçoit, dans un fondu-enchaîné, une chauve-souris cyclope, un écureuil, une fleur… D’autres oeuvres d’art tapissent tout son corps mais, par discrétion, on n’a pas osé entrer dans les détails. « Tendre Furie », le studio de tatouage bruxellois créé par Krusty en 2008, ne désemplit jamais. Sa spécialité ? La BD, les jeux vidéo, l’univers des ordinateurs et des geek. Il est secondé par Arjunah, star de l’art oriental, japonais et tibétain, et par Jürg, renommé pour son univers noir plein d’humour. « Nos clients sont renseignés et savent ce qu’ils veulent, nous ne nous adressons pas à un public de passage, explique le jeune homme. Je dirais qu’on est plus un restaurant gastronomique qu’un McDonald’s. Les hommes et les femmes qui poussent la porte du studio ont entre 18 et 80 ans. Récemment, j’ai eu un monsieur de 82 ans. Et aussi une grand-mère, accompagnée de son petit-fils de 18 ans. Ils voulaient se faire tatouer tous les deux. Nous n’avons pas de catalogue, nous sommes des dessinateurs et nous faisons uniquement de la création. Il y a une vraie démarche artistique. Chaque tatoueur a son univers. Aujourd’hui, on cherche à se faire tatouer par des personnes bien précises. »

Tatouage comme art, donc. Il a fait son entrée dans les musées, galeries et performances d’art. Il fait l’objet de luxueuses publications. Et il a aussi son salon destiné au grand public (les initiés disent « convention »). Chaque grande ville a la sienne. Celle de Bruxelles, considérée comme l’une des plus prestigieuses en Europe, se tient à Tour & Taxis. La troisième édition (du 23 au 25 novembre) réunira une très belle affiche, des « stars » venues du monde entier. Une bonne opportunité pour étudier le phénomène de plus près et découvrir les nouvelles tendances.

Le tatouage demain

Il y a une quinzaine d’années, les tatouages étaient influencés par le Japon. Aujourd’hui, selon Krusty, on revient au tatouage traditionnel américain, intemporel, avec un tracé plus minimaliste et plus épuré. « Les tatouages tribaux ont le vent en poupe, constate de son côté David Le Breton. On voit aussi de plus en plus de textes, de phrases qui renvoient vers une philosophie ou une religion. Les inscriptions ont disparu dans les années 1980-1990. Le célèbre « Ni Dieu ni maître » est tombé dans la désuétude. Une phrase peut en effet vieillir très vite. Si aujourd’hui elle revient, c’est de façon plus prudente. » La femme de David Beckham s’est fait tatouer la nuque du Cantique des cantiques : « Mon bien-aimé est à moi, et moi, je suis à mon bien-aimé. » Le footballeur porte le même tatouage sur l’avant-bras. En effet, une façon neutre et prudente de déclarer sa flamme… « Le tatouage va prendre de l’extension, conclut David Le Breton. Il va se renouveler avec d’autres techniques, des dessins fluorescents, par exemple. On fait des recherches sur des techniques non définitives, mais plus durables que le henné. La parure corporelle n’est pas une mode, c’est une culture qui va continuer à se répandre et à toucher une population de plus en plus large. »

BARBARA WITKOWSKA

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