Yves Saint Laurent: la mode émancipée

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Une exposition au Petit Palais et bientôt un film lui sont consacrés. Son oeuvre rappelle plus que jamais que la mode est un instrument de liberté pour les femmes.

Yves Saint Laurent rejoindra dans quelques jours le Petit Palais, à travers la plus grande exposition jamais consacrée à un créateur de mode en France. Mais ces modèles figés dans leur beauté qu’admireront des milliers de visiteurs comme des oeuvres d’art ne doivent faire oublier l’essence du travail d’un couturier qui s’est toujours exprimé dans la vie de ses robes. Au service des femmes, de leur corps, leurs gestes, leur attitude, leurs envies.

« Il a accompagné la mutation de la femme au XXe siècle, jusqu’à la parité. Il est le strict contemporain de l’émancipation », insiste Pierre Bergé, grand ordonnateur du rayonnement post-mortem de son oeuvre, qui abandonne sa posture de donneur de leçons dans ses bouleversantes Lettres à Yves (NRF, Gallimard), écrites sur le fil des sentiments au lendemain de la mort du couturier.

Aujourd’hui, la rue se déplace en jean et, sur les podiums des défilés, les écuyères corsetées taclent les nonnes en blouse à col fermé dans des allers-retours entre la maman et la putain qui donnent raison à tous les détracteurs de ce luxe futile. L’époque ne plaît-elle plus pour qu’on en théâtralise avec tant d’acharnement son expression la plus extérieure, qu’est la mode?

« Il a accompagné la mutation de la femme au XXe siècle, jusqu’à la parité. « 

Cette rupture entre la scène et la rue, Yves Saint Laurent a passé sa vie à la tordre, à l’empoigner, pour faire de sa création un manifeste. Il y a eu, certes, de pures oeuvres d’art hors du temps, comme les vestes en hommage à Van Gogh en 1988, mais, deux ans avant Mai 68 et tandis que les femmes sont encore interdites de pantalon dans les entreprises, il ose pour elles le smoking et le tailleur, dont la photographie par Helmut Newton, en 1975, figure au panthéon des images de mode.

« Les femmes de Saint Laurent sont sorties des harems, des châteaux et même des banlieues, elles courent les rues, les métros, les Prisunic, la Bourse », témoignera Marguerite Duras. « Non seulement il n’a pas méprisé la rue, mais il a dialogué avec elle, affirme Pierre Bergé, rencontré dans son bureau de la fondation qui porte son nom et celui du couturier.

Si l’on doit retenir trois grands principes d’Yves Saint Laurent, le premier est de toujours respecter les femmes, ce qui veut dire ne pas s’en servir mais les servir. Suivez mon regard, ce n’est pas le cas de tout le monde! Le deuxième est sa prise directe et constante avec son époque. Et, enfin, il a toujours créé pour le présent. Sans penser le futur – ce qui, si j’en juge par Courrèges ou Cardin, peut induire en erreur – ni regarder dans le rétroviseur, parce que faire des robes à tournure importables est sans intérêt. »

« Le style Saint Laurent: la femme active, qui a du pouvoir et qui agit »

Sa force a été de ne jamais catégoriser les femmes, à une époque où le botox et les crèmes « rides précoces » n’existaient pas encore. « Dans la mode, les mots jeunesse, moderne et élégance sont vides de sens, poursuit Bergé. Ce qui est important, c’est l’attitude, le style, le comportement. Pour moi, Françoise Giroud représentait exactement le style Saint Laurent: la femme active, qui a du pouvoir et qui agit. Quand elle est morte, Yves a découpé la couverture de L’Express où elle était en Saint Laurent, et il l’a accrochée au mur. L’élégance, il n’y a jamais cru. Il trouvait regrettable que la haute couture n’habille que des femmes riches et c’est pour cela qu’il a créé le prêt-à-porter. Non pas sur une idée marketing, mais pour permettre à toutes les autres femmes d’aller s’habiller: celles qui travaillent, conduisent des voitures, font du sport… »

« Saint Laurent aura aussi été le couturier-monde »

Ce basculement de la mode d’un territoire purement esthétique à un territoire social, Chanel en avait eu l’initiative avant lui dans la première moitié du XXe siècle, en pensant sa propre indépendance et en arrachant les corsets, les métrages d’étoffe interminables et autres entraves au mouvement, qui permirent à des femmes encore privées de vote d’aller travailler, sans rester figées dans les limites de leur vie domestique. Faire de la mode un phénomène de société, d’autres l’ont imaginé par la suite.

Sonia Rykiel a habillé, dans la foulée des révoltes de Mai, des femmes au corps libéré de joggings du soir et de pulls sur la peau nue, leur proposant le confort sans renoncer à la sensualité ni à tous les jeux de rôles que la créatrice a tant aimé interpréter. Dans un rapport complice aux femmes, qui semble à des années-lumière de la « pipolisation » obligée de la mode. « Beaucoup de gens n’existent aujourd’hui qu’à travers les people, est-ce la fonction d’un couturier? regrette Pierre Bergé. Nous avons essayé ensemble de donner du sérieux à ce métier difficile, de le faire respecter et ne pas nous mêler à ça. »

Saint Laurent aura aussi été le couturier-monde, celui d’une mixité aujourd’hui menacée par les intégrismes de toutes sorte, englobant de ses songes les ailleurs sans les réduire à des folklores, à un exotisme de façade qui fait de belles images. Des couleurs du Maroc aux mystères de la Chine, des vertiges de l’Inde à la flamboyante Russie, il a conjugué les inspirations, fait défiler dès 1962 des beautés du monde entier, habillant l’Anglaise Twiggy en robe Bambara ou la Guinéenne Katoucha en smoking, au nom d’une diversité qu’il fut l’un des premiers à introduire sur les podiums, quand la mode s’inventait alors dans l’exiguïté d’un atelier.

Mais, du social à l’intime, son oeuvre aura été celle d’un homme habité par le tourbillon des sens, comme des secrets chuchotés à l’oreille des femmes. Pour Pierre Bergé, « il y a une grande part de sexualité dans sa mode et les femmes ne s’y trompent pas.

Disons la vérité: la plus grande part de féminité, il l’a développée dans les vêtements masculins qu’il leur a fait porter. Le smoking a apporté un élément extrêmement trouble et d’une grande sensualité. D’ailleurs, le trouble habite son oeuvre. »

Anne-Laure Quilleriet Lexpress.fr Styles

A lire: Lettres à Yves, de Pierre Bergé, Gallimard, 12€. Yves Saint Laurent, coédition Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent et La Martinière, 312 p., 40€. Yves Saint Laurent, haute couture. L’oeuvre intégral, 1962-2002, coédition Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent et La Martinière, 1.283 planches de dessins, 2.100€. La Vilaine Lulu, Paris, réédition, La Martinière, 19€. Yves Saint Laurent, biographie, de Laurence Benaïm, nouvelle édition Livre de Poche, 9€. Yves Saint Laurent Mauvais Garçon, de Marie-Dominique Lelièvre, Flammarion, 19€. A écouter: Une vie Saint Laurent, disque d’Alain Chamfort, disponible sur Vente-privée.com, 5,50€ et livre-disque, Albin Michel, 24 €. A voir: Yves Saint Laurent-Pierre Bergé, l’Amour fou, film de Pierre Thoretton, sortie le 29 septembre 2010.

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