A Curaçao, le street art est aussi beau que la mer

Curaçao
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À Curaçao, le street art n’est pas seulement esthétique. C’est aussi une façon, pour les citoyens, de s’impliquer dans des projets liés à l’économie et l’histoire. Pour que l’île puisse s’affranchir des vestiges du passé colonial et bâtir son avenir comme elle l’entend.

Les trois maisons se lisent comme une histoire, une bande dessinée dont chaque case s’accroche à une façade. Sur la première apparaît le visage d’un jeune homme noir à l’air maussade, capuche sur le crâne, les yeux rivés sur le sol. A ses côtés s’étend une ballerine, métisse, en pleine représentation, assumant une mélancolie évidente. Figée sur un mur coiffant deux poubelles et un banc, la danseuse manque ensuite l’exécution d’une figure et ne doit son salut qu’à l’intervention du lascar qui lui agrippe le pied. La troisième devanture révèle un mouvement gracieux des deux êtres, unis et surtout apaisés. «Dans les clichés de la société curacienne, cette ballerine symbolise l’élégance et la richesse, ce gars la classe inférieure. Mais pour avancer, nous devons créer le futur ensemble.»

Sander Van Beusekom est l’auteur de ce gigantesque triptyque mural aux couleurs jaune et mauve éclatantes, situé au cœur de Willemstad, la capitale de Curaçao, cette île de la taille d’Andorre assise au sud des Caraïbes. L’artiste – «au nom très « néerlandais »» – y occupe un studio niché dans un bâtiment blanc trop grand pour son travail, qu’il organise sur quelques mètres carrés. Quand il fait chaud, Sander ouvre les persiennes pour aérer sur Scharloo, un quartier coincé entre le centre-ville et l’authentique ring de Willemstad et gorgé de sublimes villas colorées aux murs en pierre de corail, avec patio et parfois même fontaine. Certaines sont toujours habitées ou reconverties en banques et bureaux d’assurance. D’autres sont complètement abandonnées, leur entrée murée.

Les habitants d’abord

«Schaarlo a eu une histoire prospère», rembobine Sander, sobrement assis sur un tabouret. «A la fin du XIXe siècle, c’est ici que beaucoup de marchands juifs se sont installés… avant de déserter quelques décennies plus tard, notamment attirés par les Etats-Unis. Le quartier en a pris un coup et de nombreuses demeures sont toujours vides.»

En 2015, quand il débute comme artiste indépendant après des études de design graphique aux Pays-Bas, Sander décide de rendre vie à ces vestiges du passé. Il s’attaque d’abord aux murs vieillis entourant un parking derrière le Musée maritime où il croque un père et son fils sur ses épaules, devenus depuis des célébrités insulaires. Dans la foulée, il crée le projet « Street Art Schaarlo » avec deux amis pour développer des initiatives communautaires «qui amènent l’art aux gens et les impliquent dans leur environnement.»

A deux pas de son studio, Sander accompagne alors des enfants pour peindre avec lui un petit muret, une aire de jeu géante au sol ou un magnifique terrain de basket psychédélique. «Ces gosses vivent au sein d’une population vieillissante et précarisée, mais là ils ont vraiment pu prendre possession de leur quartier. Tout ce que l’on fait, c’est pour créer de la vie, améliorer Scharloo et convaincre plus d’habitants et de commerçants de venir s’installer ici.»

Un tourisme providentiel

Ce matin, à l’ombre des anciens forts militaires Amsterdam et Rif, respectivement réformés en bureau du gouverneur et centre commercial, une scène rappelle l’époque des invasions de colons. Deux paquebots plus grands que n’importe quel bâtiment de Willemstad se dirigent de concert vers son port. Le Club Med 2 y mouille déjà, ses chambres orientées vers le très célèbre Handelskade aux façades néoclassiques colorées. Le titanesque Symphony of the Seas arrivera un peu plus tard. Pour consolider un boom démographique éphémère de 20.000 âmes.

Ancienne colonie des Pays-Bas devenue Etat autonome après la dissolution des Antilles néerlandaises en 2010, la petite île caribéenne de 150.000 habitants a depuis longtemps pris le tournant du tourisme. Jusqu’à présent, Kurt Schoop voit cela d’un bon œil. Voix suave et barbe blanchie par les années, cet entrepreneur reçoit au Bario, un troquet avec mobilier dépareillé, balançoires, piscine et Bob Marley en fond musical, où il contre la chaleur en sirotant une limonade.

«Je suis tombé amoureux d’Otrobanda dans les années 90», lance-t-il en référence à ce quartier situé à l’ouest du Koningin Emmabrug, le seul pont piétonnier de Willemstad. «La ville venait tout juste d’être inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, mais je suis entré dans plusieurs maisons délabrées. J’y ai rencontré des mamies éplorées dans leur Rocking-chair et je me suis promis de leur rendre leur dignité en restaurant ces habitations historiques.»

Kurt ponctue certaines de ses phrases par un regard vers l’entrée du Bario. Il attend un petit groupe de retraités néerlandais pour les guider dans les rues parfumées, mélodieuses et bourrées d’œuvres artistiques d’Otrobanda. De la colline posée sous l’immense viaduc Koningin Julianabrug à l’ancien hôtel Hulanda devenu sous-quartier chic pour commerçants chics, et jusqu’à Ferdinandstraat, là où son Kaya Kaya Festival a vu le jour en 2017.

«C’était tout petit, il n’y avait que 3.000 visiteurs issus de Curaçao», tempère-t-il d’un sourire. «On avait programmé des nettoyages de la rue, réalisé des œuvres publiques collectives sur des habitations et organisé une petite fête avec les locaux. » Au fil des éditions, la sauce a pris. Le succès aussi. En septembre dernier, 20.000 personnes de toute nationalité ont participé au festival, l’un des plus gros événements de l’île.

Les vertus de l’art

L’art attire les gens, mais il a d’autres bienfaits. Comme sous le pont de l’Arubastraat, ancien repère d’individus rendus infréquentables par l’alcool ou la drogue. «Depuis que l’on y a installé des chaises, des lustres et un miroir géants puis repeint le plafond en bleu, les gens s’y promènent, prennent des photos… et le spot ne plaît plus trop aux dealers et alcooliques», se marre Kurt Schoop.

L’art embellit et rassure Otrobanda. Un fameux pied-de-nez à l’Histoire de ce quartier, épicentre de « Trinta di Mei », ces protestations contre les conditions de travail et la marginalisation des Noirs qui menèrent des travailleurs de l’industrie pétrolière à saccager et brûler de nombreuses maisons en 1969. Si certaines conservent des cicatrices, la plupart sont désormais parfaitement préservées par des citoyens tout fiers de disposer d’un flamant rose ou du visage d’une Curacienne sur leur façade. «Avant, beaucoup d’habitants d’Otrobanda jetaient sans réfléchir leurs restes de nourriture par la fenêtre. Maintenant que le lieu est fréquenté, la communauté prend plus conscience de la valeur de son quartier et de son potentiel d’activité.»

Sans compter que les retombées économiques du « tourisme en rue » touchent jusqu’aux plus petites gens, comme cette dame qui vend des bouteilles d’eau par sa fenêtre près de Frederikstraat, cet ouvrier reconverti en guide « street art » ou ce retraité qui squatte tous les jours un trottoir proche de l’ancienne résidence du Gouverneur de Rouville pour proposer un service de car-wash aux touristes.

Partout, des collages évocateurs

Une fois affranchie de Willemstad et de ses interminables feux rouges, la « route vers l’Ouest » se pare d’aubettes de loteries aux couleurs nationales jaune et bleu, de supermarchés et de chemins caillouteux qui filent vers les plages. Après Barber, la civilisation devenue rare, la végétation reprend ses droits. Cactus, manguiers et autres bananiers laissent à peine quelques Landshuis, ces anciennes propriétés coloniales, se détacher sur les hauteurs et des arrêts de bus jaillir là où personne ne les attend.

Cette nature verdoyante colore le quotidien d’Avantia Damberg, artiste spécialisée dans les collages. Née à Leeuwarden, aux Pays-Bas, elle a passé la majeure partie de sa vie à Curaçao, notamment à côté de la raffinerie de pétrole Shell, l’une des plus grosses du monde, «dont l’activité et la pollution influencent encore fortement mon travail», précise-t-elle, installée face à la mer.

Avantia Damberg dit ne pas faire d’activisme direct, mais œuvrer pour préserver la dignité de son île. Notamment à Punda, l’autre zone principale de Willemstad, où est installé son studio depuis 2017. «C’est un quartier de magasins de bijoux, de montres et de parfums qui vivait à l’époque exclusivement la journée grâce aux touristes et mourait chaque soir », se souvient la quadra, à qui les commerçants demandent à son arrivée de peindre un mur dans une allée stratégique.

«Tout le monde allait là-bas pour pisser, même quand j’ai commencé à dessiner Pundawings.» Depuis, ces ailes géantes font partie des murals les plus photographiés de Willemstad. La ruelle est redevenue respirable, «les commerçants m’ont dit que leur chiffre d’affaire avait augmenté de 300%» et d’autres artistes récemment établis à Punda ravivent une certaine ferveur nocturne.

Ode aux héros

A deux pas de Pundawings, entre Kuiperstraat et Madurostraat, Avantia a recouvert deux autres murs entiers en hommage aux héros cachés de Curaçao. Dépeint avec l’œil vif, Medardo de Marcheda en est un. «Cet écrivain a été placardisé pour avoir voulu faire prendre conscience aux Curaciens de la structure coloniale entretenue par les autorités, l’Eglise et Shell au XXe siècle», explique Damberg.

Sur la cloison voisine, en noir et blanc, se profile le visage particulièrement affable de May Henriquez, une auteure entre autres connue pour sa défense du papiamento. Cette langue, inventée par les esclaves pour communiquer en catimini, mêle des bribes de néerlandais, portugais, espagnol, anglais, français et de dialectes africains.

Longtemps stigmatisé, voire interdit, le papiamento vit un nouvel âge d’or, adopté par 84% de la population et de nouveau enseigné dans les écoles «en partie grâce à Henriquez», estime Avantia Damberg, convaincue des vertus de l’art pour tirer les leçons de l’Histoire. «Je veux que mes murs parlent aux jeunes afro-curaciens de leurs aînés, qu’ils leur expliquent d’où vient le multiculturalisme et le multilinguisme de l’île, leur fassent comprendre qu’ils sont toujours dans une phase d’émancipation. C’est indispensable si l’on veut éviter de prendre le même chemin que nos voisins de Bonaire, où les Néerlandais ont imposé leurs méthodes et fait de l’île une province coloniale moderne.»

Par amour de l’île

Avec son accent rhotique et ses phrases ponctuées d’un «You know what I mean?», Garrick Marchena fait très américain. La maison blanche qu’il a sanctifiée en studio au bout d’un cul-de-sac de Steenrijk, un quartier du bord de mer à Willemstad, l’a pourtant vu grandir. En ce milieu d’après-midi particulièrement chaud, l’artiste s’esquinte sur une œuvre appelée Monument, un clin d’œil à la rébellion de Tula.

En 1795, alors que Curaçao était déjà une plaque-tournante de la traite négrière grâce notamment à son port naturel Schottegat, par lequel transiteront 500.000 prisonniers noirs, Tula a exhorté les esclaves à se soulever. Il finira certes décapité, mais son aura est intact près de 250 ans plus tard.

Marchan s’est ainsi donné pour mission «de faire prendre conscience de la beauté de l’île à ses concitoyens.» Une reconnaissance qu’il estime indispensable à l’heure où la côte est menacée de privatisation. Pour accueillir des visiteurs toujours plus nombreux – Curaçao a passé pour la première fois le cap des 500.000 visiteurs en 2023 – le pays s’armera prochainement d’une marina destinée à d’immenses yachts, tandis que les resorts et les immeubles de standing continueront de pousser sur le moindre mètre carré disponible. «Dans ma rue, un hôtel a récemment voulu s’approprier la plage en lui fixant une porte, soupire l’artiste quinqua. J’ai fait une photo, je l’ai partagée, ça a fait du bruit et l’hôtel a finalement été contraint de l’enlever. Il faut pouvoir tirer la sonnette d’alarme.»

Marchena le fait surtout via son art. En peignant des portraits d’enfants métisses, des animaux rares qui peuplent l’île ou des paysages de mer turquoise. «Je suis peut-être idéaliste, mais si on enseigne aux jeunes à aimer leur pays, ça peut les pousser vers un avenir favorable.» Galvanisé par un gazouillis d’oiseau dans son dos, Marchena va même plus loin. «Notre multiculturalisme nous rend plus fort. Si l’on forme une communauté soudée qui prend soin de son île, il sera plus difficile pour un étranger de venir y faire n’importe quoi dans un unique but commercial.»

EN PRATIQUE

Pour se rendre à Curaçao: KLM propose des vols au départ d’Amsterdam à partir de 720 euros. klm.be

Pour s’y loger: Nous avons séjourné à l’hôtel Boho. Situé au milieu du quartier de Pietermaai, à deux pas de la plage, ce charmant boutique-hôtel se distingue par des tons colorés et un personnel ultra-sympathique. Un petit creux ? Son Oliva Gastro Bar sert une savoureuse cuisine méditerranéenne. bohocuracao.com

Pour se sustenter: Pour du 100% traditionnel, les cuisinières de Zus di Plaza, installées dans l’ancien marché Plasa Bieu, sont aussi talentueuses que ceux de Purunchi, qui accueillent à-même leur maison, postée sur pilotis.

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