L’émancipation par le voyage: « Toutes les femmes devraient essayer de partir seules »

. © Léon Prost Flammarion
Aurélie Wehrlin Journaliste

Lucie Azema vante « l’émancipation par le départ », et signe un livre ambitieux et foisonnant, qui interroge nos représentations de l’ailleurs et nous entraîne sur les pas des grandes voyageuses de l’histoire. Un essai passionnant, qui donne juste envie de se retrouver en tête à tête avec soi-même après avoir largué les amarres.

Journaliste, autrice et voyageuse au long cours, Lucie Azema a déjà pas mal parcouru la planète, et principalement arpenté l’Inde, le Liban ou l’Iran, où elle s’était installée. Et c’est notamment parce qu’elle a pu mesurer à quel point le cliché de l’aventurier toujours dépeint comme « un mâle blanc dans la brousse, viril et musclé » était éloigné de la réalité de ses périples et de la vérité en général, qu’elle a entrepris la rédaction de Les femmes aussi sont du voyage, un ouvrage luxuriant comme une forêt primaire, joliment sous-titré « L’émancipation par le départ ».

Pourquoi avoir entamé l’écriture de cet ouvrage? Le sentiment qu’un éclairage sur le sujet manquait?

C’est exactement ça: le manque. Je lis énormément de récits de voyages et d’essais féministes, et je sentais qu’il y avait un angle mort. Le voyage féminin est invisibilisé alors qu’il y a toujours eu beaucoup de femmes qui voyageaient – même si elles étaient moins nombreuses que les hommes, pour différentes raisons. Le déclic, ça a été la lecture de l’auteur américain Jack Kerouac ; je me suis dit « ça ne va vraiment pas ». Il fallait que quelqu’un mette les pieds dans le plat de la culture hypermachiste du voyage, il y avait quelque chose à déconstruire. Ce que j’ai voulu montrer, c’est que ce mixte très viriliste et machiste dessert les femmes, qui ne peuvent plus se penser en tant que voyageuses, mais aussi tous les hommes qui ne correspondent pas aux clichés de la masculinité, ainsi que les voyageurs étrangers, dont je parle dans le chapitre sur les colonies. C’est une phrase que l’on entend souvent, mais c’est vraiment le livre que j’ai voulu lire, avant de décider finalement de l’écrire.

Quand elle se retrouve seule, une femme comprend mieux à quel point elle a été bridée dans ses désirs, dans l’écoute de ses intuitions, dans sa force physique ou mentale.

Son élément central, c’est avant tout une « invitation à sortir », à éprouver ce que vous avez vous-même éprouvé lors de vos périples?

Toutes les femmes devraient essayer de partir seules, quelques jours, dans un environnement étranger, au Portugal, à Londres ou même en Belgique pour les Françaises. On peut ne pas aimer, mais je pense qu’il est important d’essayer, une fois dans sa vie. Quand elle se retrouve seule, une femme comprend à quel point elle a été bridée dans ses désirs, dans l’écoute de ses intuitions, dans sa force physique ou mentale. En voyageant, tout se délie, et l’on se rend compte de ce que l’on est capable de faire: quasiment tout. Apprendre à être seule, c’est aussi un moyen d’aller vers l’autre de façon plus empathique, plus vraie. On aime être entourés, mais grâce à la liberté que procure la solitude, on parvient à être à l’aise avec soi-même, et à laisser à l’autre la place qu’il mérite, que ce soit dans une relation de couple ou d’amitié.

Lucie Azéma
Lucie Azéma© Léon Prost Flammarion

La solitude est donc une notion fondamentale, or n’est-ce pas justement l’aspect égoïste du fait de « ne vivre que pour soi » qui dérange?

Je pense sincèrement que les gens qui s’aiment sont responsables les uns des autres, et aussi qu’il faut pouvoir apprendre à vivre pour soi. Pas en permanence, mais de façon ponctuelle, de temps en temps. C’est plus dur pour les femmes, alors que c’est essentiel. C’est ça que j’appelle « voler en éclats », c’est là que l’on trouve des choses en nous que l’on n’aurait jamais soupçonnées. Ça nous fait évoluer. On entre dans des considérations existentielles, mais selon moi, on n’est pas ici pour grand-chose de plus qu’aimer, et apprendre à être libre avant de mourir. Même temporairement, le temps de quelques moments seule en soi.

Ce qui est encore et toujours plus compliqué lorsque l’on est une femme…

L’homme qui part seul est valorisé, selon l’idée du marin qui s’en va, et sa femme l’attend, comme Pénélope qui attend Ulysse. Et même de nos jours, c’est moins bizarre dans l’imaginaire collectif de voir un homme partir une semaine avec ses copains, il a besoin de décompresser loin du boulot et des enfants, que d’envisager la même chose pour une femme – pourtant elles ont besoin de souffler aussi. Les grands aventuriers aussi avaient souvent une famille et des enfants, mais ils ne les élevaient pas et ne s’en occupaient pas, sans émouvoir qui que ce soit. A l’inverse, l’aventurière, c’est une mère dénaturée qui abandonne ses enfants, un monstre social. Comme si les hommes ne faisaient pas d’orphelins.

Anne-France Dautheville (1944), journaliste et autrice française, première femme à faire le tour du monde complet à moto.
Anne-France Dautheville (1944), journaliste et autrice française, première femme à faire le tour du monde complet à moto.© Getty images

La différence, c’est aussi que « le premier encouragement qu’une femme reçoit en annonçant son intention de partir, c’est « N’y vas pas, tu vas te faire violer! » », pour reprendre les mots de la globe-trotteuse Anne-France Dautheville…

C’est ce qui ressort toujours, ce que l’on entend dès que l’on est une femme qui voyage. Il y a une injonction à la sécurité qui est très forte. Les hommes qui partent seuls, on ne leur dit jamais ça, et pourtant il leur arrive malheureusement aussi des problèmes. La différence, c’est que leur prise de risque est valorisée, ça entre dans ces clichés de la masculinité. Ce traitement inégal bloque beaucoup de femmes qui aimeraient partir.

Alors que, toujours pour citer le livre, « c’est le sexisme qui met les femmes en danger »…

Totalement. L’hypersexualisation des femmes, que les voyageuses solitaires soient vues comme des femmes « libres », avec tout ce que ça comporte de négatif dans une pensée patriarcale, ça finit par les mettre en danger parce qu’on les considère d’abord comme des objets sexuels – une dévalorisation que l’on retrouve beaucoup chez Kerouac.

L'émancipation par le voyage:
© SDP

A la lecture de votre livre, on réalise toute l’indulgence dont on fait preuve à l’égard d’auteurs classiques, dont les récits exotiques débordent de sexisme « romantisé », un imaginaire que vous avez voulu déconstruire…

Le fétichisme répond à des mécanismes sexistes et coloniaux, et on le voit beaucoup chez les orientalistes, Flaubert, Nerval, qui nous racontent des histoires d’amour alors qu’il s’agit d’esclavage. Les harems, représentés par les Occidentaux comme des lieux de volupté absolue où l’on ne fait que jouir, c’était juste de l’esclavage, des femmes enfermées et des esclaves noirs mutilés. Le point d’orgue moderne de toute cette mécanique, c’est le tourisme sexuel. On y retrouve les mêmes idéologies, une fétichisation voulant que le corps ou le pays de l’autre est une zone de non-droit, sur laquelle on peut exercer une forme de domination. Le lien que je fais entre les deux sujets n’est pas artificiel: historiquement, il y a une imbrication du monde de l’aventure et du monde colonial, les grands fonctionnaires coloniaux étaient souvent des aventuriers.

La dimension militante du livre, vous l’avez immédiatement intégrée ou elle a fini par s’imposer d’elle-même?

Je n’ai pas une âme de militante, je ne me sens pas assez forte pour ça. Je suis une féministe engagée, mais j’ai besoin d’approcher les choses par la documentation, les preuves ; je voulais surtout donner des clés à celles qui se sentent plus militantes que moi, afin qu’elles puissent s’en servir et argumenter. Mais bien que ma démarche ne soit pas militante au départ, elle le devient par la force des choses, en dénonçant des tabous, en énonçant des vérités – car au-delà de l’égalité hommes-femmes, mon premier souci, c’est la question de la vérité, dans le fait d’approcher la complexité du réel. Tout ce que je cite a été dit et écrit, je n’invente rien, ce n’est pas une vue de l’esprit. Il était donc essentiel pour moi que l’essai soit très documenté, je voulais montrer que ce sont des faits – après on les interprète comme on veut, mais ils sont là.

Alexandra David-Néel (1868-1969), cantatrice, orientologue, exploratrice, essayiste ou encore romancière, elle fut la première femme occidentale à pénétrer dans la capitale tibétaine, Lhassa - ici avec son fils adoptif, Aphur Yongden.
Alexandra David-Néel (1868-1969), cantatrice, orientologue, exploratrice, essayiste ou encore romancière, elle fut la première femme occidentale à pénétrer dans la capitale tibétaine, Lhassa – ici avec son fils adoptif, Aphur Yongden.© BELGA image

Dans ses souvenirs d’enfance, Alexandra David-Néel dit « Je me suis sauvée » pour évoquer ses premières fugues dans le Bois de Vincennes. Le double sens est plutôt révélateur: ça sauve de voyager?

Au moins de se soustraire à beaucoup d’injonctions. Il y a une longue histoire de l’enfermement des femmes, dans les foyers, les couvents, les asiles où l’on cloîtrait les soi-disant nymphomanes, qui considérait le simple fait de sortir comme une transgression. Aujourd’hui, nos verrous sont plutôt intérieurs, et le voyage permet de s’y soustraire, d’approcher l’idée de la « chambre à soi » de Virginia Woolf – un espace d’intimité où l’on peut aller au coeur de nous-mêmes.

A propos de vous, votre page Wikipedia vous décrit comme journaliste, écrivaine, voyageuse, vous conserveriez cet ordre?

J’ignorais que j’avais une page Wikipedia (rires). Disons qu’avant d’être journaliste, j’ai eu beaucoup de métiers différents, et la seule raison pour laquelle j’en choisissais certains, c’est parce qu’ils me permettaient de partir. En Inde, j’ai fait des boulots auxquels je n’aurais jamais pensé de ma vie, parfois j’arrivais quelque part avec un travail, parfois pas, mais pour moi, l’important c’était d’être là. Je suis partie en Iran pour deux mois, et puis j’ai bossé là-bas et j’y suis restée deux ans et demi ; j’ai été mise dehors par la pandémie. Peut-être qu’un jour, je m’arrêterai, ou je partirai moins, mais aujourd’hui, ma priorité, c’est de voyager.

Virginia Woolf (1882-1941), femme de lettres britannique et icône féministe, qui a popularisé le concept de
Virginia Woolf (1882-1941), femme de lettres britannique et icône féministe, qui a popularisé le concept de « chambre à soi ».© Getty images

Dans certains chapitres plus personnels, vous vous inscrivez en décalage avec la culture Instagram, dans votre recherche d’un temps long, qui célèbre la routine…

C’est un passage qui a marqué beaucoup de gens et j’en suis très contente parce que c’est celui qui me tenait le plus à coeur. Je suis quelqu’un de très introverti, et pour certaines personnes qui me rencontrent, il y a une espèce de décalage avec l’image qu’ils se font des voyageurs – or je pense que l’on est nombreux à être comme ça. Le voyage me permet de me laisser complètement envahir par mon désir d’introspection. Pour moi, les deux concepts ne me paraissent pas antinomiques, parce que ça m’apprend à m’ouvrir, à aller vers les autres. M’installer dans un pays, m’approprier des lieux, me faire des amis, apprendre la langue, ça me permet de me créer un environnement où la densité du temps est beaucoup plus forte – même si je reste une étrangère. Après, je ne veux pas m’opposer à la figure du touriste, je peux comprendre que dans notre société capitaliste, où l’on a peu de temps, peu de jours de vacances, les gens n’ont d’autre choix que de passer très vite à certains endroits. Moi, j’ai choisi ce mode de vie au prix de sacrifices personnels, mais il n’y a aucun moment où je me sens plus libre que celui où je me sens chez moi, quelque part où, deux mois plus tôt, je ne comprenais rien, je n’arrivais pas à m’orienter, à parler, etc. Petit à petit, se réapproprier chaque petit moment de la vie quotidienne, pour moi c’est une libération.

Ce livre ne constitue-t-il pas une parfaite lecture estivale? Entre guide de voyage, récits autobiographiques, conseils pratiques, réflexion philosophique, le tout articulé pour nous donner des envies d’évasion?

Ça me fait très plaisir, je voulais le penser comme tel. Je voulais un essai féministe sur le voyage qui se lise comme un livre d’aventure, avec un foisonnement de personnages réels – notamment des théoriciennes féministes, dont de Beauvoir, qui était elle-même une voyageuse, et aimait flâner seule, avec cette idée de mouvement. L’objectif, c’était qu’en refermant ce livre, on ait envie de googliser plein de noms et de lire plein d’autres livres. Comme un « rabbit hole », que ça nous entraîne vers d’autres histoires. Et, surtout, que ça provoque le désir de découvrir et l’envie de partir.

On termine par un petit conseil lecture: parmi les nombreux récits d’aventure que vous avez dû découvrir ou redécouvrir en rédigeant ce livre, y en a-t-il un qui vous a particulièrement marquée?

Ça fait des années que j’ai une boulimie de récits de voyages, et j’ai dû en relire pour mes notes, mais j’en ai aussi découvert, dont celui d’Ada Blackjack (NDLR: seule survivante de l’expédition de l’île Wrangel en 1921), par Jennifer Niven. Et il était incroyable, ce serait LE livre si je devais en choisir un dans toute ma bibliographie. A la fois travail journalistique et roman d’aventure, c’est toute une réflexion sur le rapport que l’on peut avoir à la performance, aux populations locales, à la survie et à la mort, c’était très fort – je n’ai pas pu m’en décrocher.

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